Plutôt que d’aller voir «L’Adversaire» inspiré de l’affaire Romand, prenez un billet pour «Lantana». Un suspens lancinant doublé d’une réflexion adulte sur le couple et ses petits arrangements.
Comparer «L’Adversaire» de Nicole Garcia à «Lantana» de Lawrence Ray peut paraître artificiel, le premier étant inspiré d’une histoire vraie, le second d’une pièce de théâtre («Speaking in Tongues» d’Andrew Bovell).
Les deux films pourtant déploient leur intrigue dans une architecture en puzzle, sensée épouser l’intériorité chaotique de leurs personnages, un seul chez Nicole Garcia, une dizaine dans le film de Lawrence Ray. Il faut dire que les deux films partagent une même thématique: le mensonge et ses conséquences sur les relations humaines.
Autre point commun, l’omniprésence de la musique qui irrigue de sa puissance hypnotique chacun des deux récits. Et si Nicola Garcia a choisi le passeport prestige en confiant la BO de son «Adversaire» au musicien attitré de David Lynch, Angelo Badalamenti, son film n’en est pas plus envoûtant pour autant. Loin de là.
En dépit de son sujet passionnant, «L’Adversaire» laisse complètement indifférent. On s’y ennuie, attendant avec impatience le massacre de fin que tout le monde connaît – c’est un des problèmes du film: à qui s’adresse-t-il? A ceux qui n’ont jamais entendu parler de l’affaire Romand ou à ceux qui en connaissent tous les détails?
Donc, à quoi attribuer l’indifférence à peine polie ressentie devant le film de Nicole Garcia? A une mise en scène à la fois chichiteuse et floue, à un scénario inutilement tarabiscoté et surtout à un point de vue sur le personnage de Jean-Claude Romand terriblement convenu et neutre.
Dans le désir probablement vertueux de ne pas le condamner ou d’appeler contre lui la vindicte populaire, Nicole Garcia banalise son héros (incarné par un Daniel Auteuil en service minimum) par la plus condescendante des attitudes: faire de ce grand mythomane séducteur qu’était Jean-Claude Romand une victime de lui-même, un dépressif minable, un pauvre type sans charisme qui pète les plombs devant sa propre médiocrité.
Si «L’Adversaire» part d’une énigme inouïe – le mystère d’un assassin qui a réussi à duper ses proches pendant quinze ans – pour la réduire à une hypothèse neurasthénique, «Lantana» fait le chemin inverse. Parti de rien, le film se construit peu à peu, morceau par morceau, sur un rythme étrange et rare, à la fois alangui et palpitant. «Lantana» acquiert de l’amplitude, de la substance, de la vie même, au fur et à mesure que s’éloigne de nos têtes la scène d’ouverture, pourtant somptueuse, mais trop codée, trop explicite, pour un randonneur de broussailles comme l’Australien Lawrence Ray.
Réalisateur de publicités pendant seize ans, et auteur en 1985 de «Bliss», curieuse visite dans l’imagination d’un businessman atteint d’une crise cardiaque, Lawrence Ray a construit son film à l’image du lantana, nom donné à un arbuste exotique qui, sous des feuilles plutôt ordinaires, cache des ramifications touffues et épineuses.
La métaphore vaut pour les dix personnages du film (quatre couples et deux célibataires), des quadragénaires pétris de solitude et de frustrations, dont les vies cabossées vont se croiser le temps d’une enquête policière. Deux d’entre eux mènent la danse: Léon, un inspecteur désabusé qui trompe sa femme et en éprouve de la culpabilité; Valérie, une psychanalyste qui ne se remet pas de la perte de sa fillette assassinée, et qui disparaîtra un soir d’été, transformant chacun de ses patients en coupables potentiels.
On s’étonne que «Lantana» ait pu concourir au dernier festival du film policier de Cognac – où il a gagné le grand Prix – puisqu’il faut attendre l’entracte pour que ce beau récit polyphonique puisse justifier son statut de polar. Et encore! Le suspense de «Lantana» est plus existentiel que policier; il joue davantage sur nos préjugés en matière de thriller que sur les faits objectifs montrés à l’écran – mais on n’en dira pas plus pour ne pas éventer le mystère d’une intrigue parfaitement écrite.
Autant qu’un thriller, «Lantana» est une étude psychologique d’un grand raffinement, une exploration riche des relations entre hommes et femmes, une réflexion sans moralisme sur le couple, ce qui le soude ou l’éloigne, et sur ce qui fonde sa nécessité, passé le temps de la passion et du désir. Lawrence Ray ne se défile pas devant cette question. Le personnage de la psychanalyste et un couple de jeunes latinos détiennent le secret de la durée de l’amour et du désir. Lequel est-ce? Quand je vous disais que le suspens était aussi existentiel que policier!
