Les débâcles d’Enron, Worldcom ou de Vivendi démontrent l’échec des acquisitions colossales menées par les grands groupes dans l’euphorie capitalistes des années 90. Même le Credit Suisse digère encore difficilement son intégration de la Winterthur.
Depuis ce printemps, les débâcles se suivent et se ressemblent. C’est toujours l’histoire d’un patron mégalomane – au hasard, Jean-Marie Messier – qui se casse les dents sur une fusion éléphantesque – Vivendi-Universal.
Enron était dans la construction de pipelines. Puis l’entreprise est devenue courtière en énergie avec les acquisitions du Texan boulimique Kenneth Lay. La société a coulé corps et bien après avoir gravement abusé les actionnaires.
Dans les télécoms, l’opérateur américain Worldcom a falsifié ses chiffres pour cacher l’échec du rachat de MCI. Une acquisition exorbitante qui a fait plonger les résultats. Le Britannique Vodafone a vécu la même mésaventure après la reprise de l’Allemand Mannesman. Sans toutefois truquer les comptes.
En Suisse, le rachat de la Winterthur par le Credit Suisse tourne au fiasco. Le concept de banque-assurance n’a jamais décollé.
Dans l’euphorie capitaliste de la fin des années 90, les sommes consacrées aux fusions et acquisitions ont pulvérisé tous les records, avec un climax: 3400 milliards de dollars et un partenariat signé toutes les 17 minutes dans le monde en l’an 2000.
En un siècle, c’est la cinquième fois que le monde industriel est traversé par une telle manie, rappelle l’hebdomadaire américain Newsweek. Et si on s’en tient aux leçons de l’histoire, on peut raisonnablement penser que les deux tiers des alliances sont voués à l’échec.
Cela ne veut pas dire que toutes les sociétés fusionnées vont connaître une fin aussi calamiteuse qu’Enron. Mais la plupart d’entre elles vont supprimer des postes de travail et rebaptiser les divisions sans gagner une once de productivité. C’est ce qui figure dans de nombreuses études. Comme celles de l’économiste néerlandais Hans Schenk ou de l’Américain Mark Sirower.
Les risques d’une fusion ne sont un secret pour personne. Mais les flambées boursières, comme celle qui a précédé l’an 2000, les font vite oublier.
Pour satisfaire les marchés, il faut de la croissance. Et pour augmenter les bénéfices, le plus simple est d’acquérir des entreprises et de cumuler les chiffres. Sans oublier les synergies… Le mythe veut que la combinaison des forces de deux partenaires débouche sur une nouvelle entité beaucoup plus rentable que les deux anciennes.
Et puis quand tout le monde achète à tour de bras, celui qui s’abstient perd les faveurs des investisseurs. Tandis qu’une action boostée par les acquisitions permet à la compagnie d’acheter encore plus de nouvelles sociétés. Un cercle spéculatif vertueux.
Or, une fois passée l’ivresse, le manager attrape une méchante gueule de bois. Il a payé ses tomates flétries au prix du caviar. Evidemment… Il a fait tous ses achats au moment où les cours étaient au plus haut. Sur le front des synergies, impossible de combiner la moindre denrée avec une autre. Son frigo déborde de provisions dont la moitié est à jeter.
En plus, les employés sont déprimés. Déstabilisés par un avenir incertain, ils se font la guerre entre anciennes unités (voir ce qui se passe chez AOL-Time Warner ou Digital-Compaq-HP). Le mensuel américain Fortune se demandait récemment si la mère de toutes les fusions ne vaut pas finalement moins que la somme de ses parties.
Mais tant qu’on est dans la bulle financière, personne ne dénonce ces aberrations. Il y a un paquet d’argent à gagner et tout le monde veut en profiter. Les banques d’investissement – Goldman Sachs, Morgan Stanley et cie – orchestrent les deals et touchent leur part. Dans les beaux jours, elles ont ramassé entre 25 et 50 milliards de dollars par an.
Il y a aussi les consultants. Le plus fameux d’entre eux: McKinsey. Il facture dans les 10 millions de dollars annuels à ses gros clients. Le boom high-tech a propulsé son chiffre d’affaires au-delà de trois milliards de dollars en l’an 2000.
«The Firm», comme on appelle McKinsey, a conseillé Enron durant 18 ans. Jusqu’à l’effondrement, relève BusinessWeek. Acquisitions, toujours… Autre joli exemple: c’est McKinsey qui avait défini pour Swissair la tristement célèbre «Hunter Strategy», avec le résultat que l’on sait.
Et c’est encore The Firm qui assiste la patronne de Hewlett-Packard, Carly Fiorina, pour l’acquisition de Compaq. Affaire à suivre… D’autant plus que les mariages dans l’informatique passent pour particulièrement risqués. En raison de cultures d’entreprise souvent très typées et difficiles à mélanger.
«Dans certaines situations, les acquisitions peuvent pourtant fonctionner, souligne le cabinet de conseil américain A.T. Kearney. Quand les sociétés se sont multipliées dans un domaine donné, on passe par une phase de consolidation. Les acteurs se fondent dans quelques groupes qui dominent le marché. C’est ainsi qu’eBay s’est imposé leader des enchères sur Internet.»
Mais plus souvent, les nouveaux géants sont condamnés à se disloquer. Que restera-t-il de Vivendi une fois le groupe assaini? Le pôle Universal va certainement retourner dans le giron américain, estiment les observateurs. Canal+ sera repris par une entreprise française de média. Les éditions et la presse ont déjà commencé à être vendues. Un sort que connaîtra sans doute aussi l’opérateur Cegetel et peut-être toutes les activités de téléphonie.
Dès lors, on n’est plus très loin de la Générale des Eaux, le nom de Vivendi avant 1998. Une sorte de retour à la case départ.