KAPITAL

L’espoir fragile des relocalisations

Face aux difficultés d’approvisionnement provoquées par la crise sanitaire, des entreprises suisses ont rapatrié des étapes de production. Mais l’effet pourrait être de courte durée.

Une version de cet article réalisé par LargeNetwork est parue dans why tadalafil 20mg.

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Ce sont des coups de fils pour le moins inattendus que Philippe Meier a reçus à la mi-mars. Le CEO de la société vaudoise ETSM, spécialisée en mécanique de précision, a été contacté par deux grands groupes industriels suisses. La raison? L’arrêt de leur chaîne de production à cause de la crise sanitaire liée au Covid-19. En effet, de nombreux sous-traitants asiatiques n’étaient plus en mesure de livrer leurs produits dans les temps. «On nous a demandé des travaux comme le décolletage sur des pièces mécaniques, le tout à livrer en l’espace de quelques jours», précise Philippe Meier. En peu de temps, la société a créé deux équipes qui ont pu fournir les pièces demandées.

Un tel scénario aurait été presque impensable avant la crise sanitaire. «Ces dix dernières années, nos clients ont délocalisé beaucoup d’étapes de production à l’étranger, notamment vers les pays asiatiques. Toujours avec le même argument: la réduction des coûts», souligne le directeur d’ETSM. De fait, ces vingt dernières années, la Chine s’est imposée comme un fournisseur de composants dans de nombreux domaines comme l’automobile, les téléphones portables ou les équipements médicaux. Selon la Conférence des Nations Unies pour le commerce et le développement (CNUCED), sa part dans le commerce mondial de produits intermédiaires manufacturés est passée de 4% en 2002 à 20% aujourd’hui. En Suisse, une entreprise sur six a effectué des délocalisations entre 2012 et 2015, selon une étude de la Haute École de Lucerne.

Diminuer la dépendance

La pandémie du Covid-19 a dévoilé de manière frappante l’ampleur de cette dépendance envers le géant asiatique. Ainsi, de grands groupes comme Volkswagen ont fermé leurs sites de production en Europe pendant plusieurs semaines, en raison notamment du manque de pièces en provenance de la Chine. Confrontés à ces perturbations, de nombreux politiciens européens ont d’ores et déjà annoncé vouloir rapatrier certaines étapes de production pour diminuer cette dépendance. Des économistes de renom, comme Pascal Lamy, l’ancien directeur général de l’Organisation mondiale du commerce (OMC), abondent dans le même sens. Dans le quotidien Le Monde du 9 avril dernier, il affirme qu’il y aura une reconfiguration des chaînes de valeur après la crise et qu’«au lieu d’avoir une usine en Chine, une entreprise multinationale en aura, par exemple, trois, dont une en Chine et deux ailleurs».

Un tel scénario est-il réaliste en Suisse? Selon Philippe Cordonier, responsable de Swissmem en Suisse romande, l’industrie des machines, des équipements électriques et des métaux regroupe des centaines de PME qui sont impliquées dans de longues chaînes de production. «Nous avons constaté que de plus en plus d’entreprises sont dans une réflexion autour du rapatriement de certaines étapes de leurs chaînes de valeur. La constance dans la qualité et la capacité de livrer dans les délais prévus sont devenus des critères clé, d’autant plus en temps de crise.»

En effet, récemment, quelques relocalisations vers la Suisse ont eu lieu, illustrées par exemple par Ovomaltine qui a rapatrié une partie de sa production au cours des trois dernières années.

Néanmoins, pour que ces exemples déclenchent une dynamique forte, il faudrait un vrai changement de mentalité du côté des managers estime Suzanne de Treville, professeure à la HEC de l’Université de Lausanne: «Ils pensent la délocalisation comme un outil par défaut, sans se pencher sur les problèmes qui peuvent surgir à cause de la complexité de la chaîne de production.» Pour mieux illustrer ces problèmes potentiels, elle a développé un outil en ligne qui permet de calculer les coûts cachés d’une délocalisation. Très souvent, les entreprises commandent trop ou pas assez à leurs fournisseurs basés à l’étranger, ce qui engendre des coûts supplémentaires. Selon elle, il est essentiel pour une entreprise de pouvoir adapter la production et les processus selon la demande grâce à une fabrication locale ou régionale – des atouts qui permettent également une meilleure résistance face aux crises.

Les écarts de coût se tassent

Et quid de la différence des coûts de production, l’argument principal pour justifier les délocalisations? Selon la chercheuse, elle est largement éliminée quand on inclut les frais supplémentaires impliqués par une chaîne longue et complexe. Et, une fois la production relocalisée, d’autres possibilités d’innovation se présentent, telle que l’individualisation de l’offre. Elle cite l’exemple d’un produit dont le prix dépend des souhaits du client et de l’urgence – un produit livré après quelques jours coûtera plus cher que lorsqu’il est livré après quelques semaines: «C’est comme dans un avion: les personnes qui voyagent en première classe payent une grande partie du vol des personnes qui voyagent en classe économique».

Pour Douglas Spieser, directeur à Delémont de Delmet, société spécialisée dans l’usinage de métaux, l’argument de délocalisations qui feraient baisser les coûts peut même être considéré comme obsolète: «Il y a 10 ans encore, dans des pays comme la Chine ou Taïwan, le coût de production dans notre secteur était inférieur de 40% – incluant aussi le fret – par rapport au coût en Suisse. Aujourd’hui, cette différence se situe entre 8 et 15% seulement.» Il explique que ce sont surtout l’automatisation, l’optimisation des processus et le bon niveau de formation des salariés suisses – leur permettant de maîtriser plusieurs tâches et ainsi de savoir s’adapter à de nouvelles situations rapidement – qui ont contribué à réduire cet écart. Son entreprise a également obtenu un mandat d’urgence en mars de la part d’un groupe industriel suisse actif dans le rail et qui avait eu des problèmes de livraisons avec son sous-traitant habituel.

Ces effets vont-ils perdurer après la pandémie du Covid-19? Il reste difficile de faire des pronostics, car les entreprises sont actuellement dans une optique de gestion de crise à court terme, comme l’explique Pierre Maudet, conseiller d’Etat chargé du Département du développement économique à Genève: «Pour l’heure, aucune volonté ni même intention de relocalisation suite à la crise engendrée par le coronavirus n’a été portée à la connaissance de mon département. Il s’agira toutefois de refaire un point concernant ce phénomène une fois que la situation se sera stabilisée et que les acteurs économiques pourront à nouveau se projeter dans un avenir à plus long terme.»

Philippe Meier d’ETSM, quant à lui, a bon espoir qu’un des mandats obtenus récemment se transformera en une collaboration de longue durée. «L’un des deux clients qui nous a contactés mi-mars nous a demandé de réaliser des pièces complexes selon des plans et un processus revus en urgence aux normes européennes, signe que ces pièces ne devraient pas se faire en Asie à l’avenir.» Il espère aussi que les managers dans les multinationales se souviendront, une fois la crise passée, que ce sont les acteurs locaux qui ont su répondre présent.