La presse financière encense volontiers les dirigeants quand leur action pulvérise les records en bourse. Pour mieux les enfoncer quand le titre plonge. La preuve avec Messier, Barnevik et Mühlemann.
La presse financière adore passer la pommade aux grands patrons. Mais son discours peut changer très vite…
Au temps de leur splendeur, quand leurs actions faisaient de la haute voltige, Jean-Marie «Vivendi» Messier, Percy «ABB» Barnevik ou Lukas «Credit Suisse» Mühlemann ont tous les trois été décrits comme des surdoués, qui décident vite et bien, et surtout, ont su rester simples.
En décembre 2001, le Financial Times s’extasie. Messier est le patron «le plus dynamique au monde dans le secteur des médias». Pour le mensuel américain Fortune, il est une «corporate rock star». D’origine modeste, l’homme fait un parcours fulgurant: énarque à 26 ans, puis conseiller d’Edouard Balladur et patron de la Compagnie Générale des Eaux (CGE) à 38 ans.
Il passe alors pour un esprit brillant. Il réussit la mue d’un conglomérat fourvoyé dans l’immobilier vers les métiers prometteurs de la communication. Il rachète l’éditeur Havas en 1998, la CGE devient Vivendi, puis il acquiert les studios Universal et Canal Plus. Messier est le «frenchie» qui se paye Wall Street et Hollywood. L’action bondit à près de 100 dollars.
Il apparaît aujourd’hui que les titres Vivendi ont perdu les deux tiers de leur valeur depuis la fusion avec Universal. Le groupe affiche une perte opérationnelle de 13 milliards d’euros pour 2001. La dette s’élève à 19 milliards d’euros.
C’est au moment de l’annonce des résultats que le vent tourne. Messier avait froissé les élites françaises avec sa provocation: «l’exception culturelle franco-française est morte». Si les Américains avaient bien aimé la formule sur le moment, le plongeon du titre Vivendi les rend critique. Messier devient gaffeur, mauvais communicateur,
Sommé par les administrateurs de faire rendre un peu d’argent à Canal Plus, Messier débarque l’icône Pierre Lescure et le remplace par le numéro trois de TF1 Xavier Couture. Une décision qui ruine son image en France tandis que la chute des marchés le rend indésirable aux Etats-Unis. C’est de justesse qu’il sauve sa tête à la fin avril lors de l’assemblée générale du groupe. Le patron a dû promettre de réinvestir son bonus de 3,4 millions d’euros en actions Vivendi. Et de ne pas s’attribuer de stock-options tant que le titre ne remonte pas. Tu parles d’une rock star…
Business Week suggère que si Messier n’a pas encore perdu son poste, c’est uniquement parce qu’on ne trouve personne pour le remplacer.
Le cas Barnevik, au début des années 1990, est aussi emblématique. Pour The Economist, le dirigeant d’ABB est alors le meilleur de tous les patrons européens. Le seul qui puisse être comparé à Jack Welch, le boss mythique de General Electric. Le Suédois a transcendé la fusion entre Asea et l’helvétique Brown Boveri. Il a crée la «multinationale multiculturelle». L’archétype de l’entreprise globale.
Ce capitaine d’industrie ne dort jamais. Il est continuellement en déplacement. Il a rencontré personnellement des milliers d’employés pour leur faire part de sa vision du groupe. Il est un patron social qui s’excuse lorsqu’il marche sur les pieds de la femme de ménage. Les actionnaires sont aux anges. Les titres leur ont rapporté en moyenne un rendement annuel spectaculaire de 23% durant tout le règne de Barnevik.
Mais voilà que cet ami du peuple et des petites gens s’est octroyé une retraite de 88 millions de dollars en quittant la direction du groupe en 1996. C’est ce qu’on apprend au début de cette année. L’opinion est d’autant plus choquée que Percy Barnevik a toujours assorti son travail de restructurateur d’une mission morale.
Circonstance aggravante, le titre ABB a dégringolé de presque 60% ces dix derniers mois. Ceux qui encensaient Percy Barnevik dans les années 90 remettent maintenant en question son héritage industriel.
Sous sa direction, ABB a multiplié les acquisitions de sociétés. Barnevik était connu pour se décider vite. Il apparaît qu’il décidait aussi souvent n’importe quoi. Et qu’il ne s’est jamais occupé de coordonner les unités. A son départ, la division automation s’est retrouvée avec 576 différents systèmes informatiques, rapporte Fortune.
Les successeurs de Percy Barnevik luttent maintenant pour inverser la vapeur. Le groupe a perdu un milliard de francs en 2001. C’est la première fois de son histoire qu’ABB affiche des chiffres rouges. Bravo capitaine.
Lukas «Credit Suisse» Mühlemann est étiqueté jeune prodige dès le début de sa carrière, au sein de la firme de consulting McKinsey. C’est un fonceur. Un virtuose de piano qui parle toutes les langues. Et malgré tous ses talents, il est resté «modeste et accessible», dit le défunt Journal de Genève en 1996.
Mühlemann s’est fait un nom à la tête de Swiss Re. Sous ses ordres, la société se concentre sur la réassurance et vend ses activités d’assurances directes. Parmi lesquelles Elvia, reprise par le géant allemand Allianz. Pour la maison-mère, les ventes sont une très bonne affaire. Les résultats bondissent. Les actions prennent l’ascenseur. En 1997, il passe au Credit Suisse avec la réputation de faire flamber les titres boursiers.
Tant que les performances financières du Credit Suisse progressent, les investisseurs ne se soucient guère des contrôles internes. Pourtant, des fonds Abacha aux 500’000 francs d’amende écopés à Tokyo pour avoir aidé des clients à dissimuler leurs dettes, le management de la banque s’est montré passablement distrait.
En juillet 2001, Mühlemann licencie Allen Wheat, le directeur de la filiale Credit Suisse First Boston. Les anglo-saxons n’apprécient pas. La City et Wall Street lui reprochent son manque de style.
Mais les cours s’érodent et le groupe affiche pour 2001 un bénéfice net en recul de 73%, à 1,6 milliard de francs. Le cumul des charges Mühlemann – directeur général et président du conseil d’administration – devient subitement un problème.
On lui reproche aussi d’avoir siégé au conseil d’administration à la Banco General de Negocios, un établissement argentin au comportement douteux. Et on s’interroge sur son rôle dans la débâcle Swissair, au poste d’administrateur. Le surdoué n’a rien vu venir.
Comment faut-il juger les grands patrons? Méfiez-vous de la presse financière…