CULTURE

Pepe Carvalho est de ma famille

On croyait tout connaître du héros de Montalbán: ses goûts culinaires, ses déprimes, ses démons… Avec «L’homme de ma vie», le détective barcelonais parvient pourtant à créer la surprise.

Bonne journée: Yasser Arafat résiste encore à Tsahal, Joseph Deiss signe deux accords de coopération avec son homologue ouzbek, Electrolux annonce la commercialisation d’une machine à laver parlante et je viens de lire «L’homme de ma vie» de Manuel Vázquez Montalbán.

Pour une surprise, c’en est une: moi qui suis plus fidèle aux enquêtes de Pepe Carvalho qu’à ma caisse d’assurance maladie, je me suis pincé pour y croire. Cela faisait des années que je partageais la morosité du privé barcelonais, que je poussais des soupirs avec lui, que je compatissais à son bourdon depuis que Charo, la prostituée au grand cœur qui le faisait profiter de son fonds de commerce et de sa tendresse infinie, l’avait plaqué pour filer s’établir au paradis de l’électro-ménager détaxé, à Andorre.

Et tout à coup la voilà de retour. En chair et en os. En rondeurs voluptueuses et en mal d’amour: «Tu es l’homme de ma vie», balance-t-elle à Carvalho dès la troisième page et, comme cela évoque le titre du roman, on se dit que cette fois-ci le privé bougon n’aura plus la moindre raison de brûler dans sa cheminée les livres qui ne lui ont pas appris à vivre. Pepe et Charo réunis! Pour un peu, on aurait envie qu’ils se marient… Mais gardons la tête froide: la suite prouvera qu’il ne fallait pas s’emballer.

Il est curieux cet attachement pour des personnages de fiction qui, à force de revenir de livre en livre, finissent par avoir plus de consistance que nos voisins de palier. Oscar Wilde disait de la mort d’un personnage balzacien, Lucien de Rubempré, qu’elle comptait au nombre des événements les plus tragiques de sa vie.

C’est quelque chose que je parviens à comprendre. Oserais-je avouer que la mort de Bromure (dans «Hors-jeu») m’a plus affecté que ne saurait le faire celle d’Ariel Sharon par exemple? Dans la petite société imaginée par Montalbán, la disparition de ce cireur de chaussure – ainsi surnommé parce qu’il soutenait l’existence d’une conspiration bromurique contre la virilité du mâle espagnol – a laissé un vide que ni la verve de Pepe Carvalho, ni ses insubordinations au Nouvel ordre diététique ne parviennent à combler entièrement.

Pour ceux qui auraient raté les épisodes précédents, je rappelle que cet anti-héros social a de l’estomac. Il se signale par un goût d’expert, la haine de la nouvelle cuisine et quelque chose de prolétarien dans son échelle des valeurs gastronomiques. Il est capable d’émerveillements sans fin devant ce prodige de simplicité qui illumine la cuisine catalane: le pain frotté à la tomate. C’est si convaincant que, pour ma part, j’en oublierais presque que j’ai été nourri comme un cochon chaque fois que je me suis attablé dans un bistrot de Barcelone.

Pepe Carvalho distille ainsi conseils, recettes et prises de positions dans des débats fondamentaux comme celui qui oppose les partisans de la truffe blanche de Villores à ceux préférant celle, étrangère, du Piémont. Carvalho se range parmi les seconds, ce qui démontre bien qu’il n’est pas aveuglé par la passion nationaliste.

«Je ne crois pas aux indépendances, mais je déteste les dépendances», affirmera d’ailleurs Carvalho au moment où, dans «L’homme de ma vie», il se retrouvera empêtré dans une sombre affaire qui mêle le nationalisme catalan à d’obscures sectes sataniques. Comme les romans précédents, celui-ci accompagne les mutations d’une Espagne post-franquiste qui ressemble de plus en plus à un théâtre d’ombres. On y trouve des socialistes qui s’évertuent à sauver le capitalisme. Et même des sectateurs de Satan qui ne veulent pas perdre leur âme.

A peine Charo retrouvée, la voilà pourtant déjà délaissée. C’est qu’une autre femme surgie du passé de Pepe Carvalho a refait surface. Elle s’appelle Yes. Elle encombre le fax du héros d’une prose amoureuse, lyrique et un brin fatigante. Et, après lui avoir déclaré, elle aussi, qu’il est l’homme de sa vie, elle finit par lui arracher ces mots que je n’aurais jamais imaginé franchir les lèvres d’un Carvalho blindé comme un char israélien: «Je t’aime.»

Décidément, ce nouveau Montalbán réserve des surprises. Bien sûr, il est un peu bavard. Bien sûr, l’intrigue se dilue. Mais on pardonne beaucoup à cette petite société romanesque qu’on retrouve à chaque fois comme une famille.

Et puis il y a des scènes qu’on ne raterait pour rien au monde. Comme celle-ci où Carvalho se laisse prendre aux charmes de Charo tandis qu’une charlotte aux pommes cuit dans le four. Que faire? Bâcler le coït? Ou éteindre le four au risque de rater la cuisson? Le désir libidinal d’un côté, les plaisirs gourmands de l’autre: voilà un dilemme plus sérieux que celui offert aux Français quand on leur demande de choisir entre Chirac et Jospin.

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«L’homme de ma vie», de Manuel Vázquez Montalbán. Traduit de l’espagnol par Denise Laroutis. Christian Bourgois. 298 pages.