CULTURE

Les Anglais privés de «The Navigators»

Le film de Ken Loach n’est pas diffusé en Grande-Bretagne. Alors que toute l’Europe prend la mesure de l’état déplorable de leur industrie ferroviaire, les Anglais continuent de vivre rageusement le scénario catastrophe.

«Tu as vu The Navigators? Les trains anglais, c’est vraiment comme dans le film?» Le film… Quel film? Ma ribambelle de copains suisses s’installe par vagues successives au cinéma, depuis fin janvier, pour déguster le récit sarcastique de Ken Loach sur le quotidien des cheminots depuis la privatisation des chemins de fer britanniques. En sortant, ils pensent à moi, installée en Angleterre, qui n’ai plus aperçu un horaire cadencé depuis près d’un an et demi.

La discussion tourne pourtant vite court: «The Navigators», connais pas. J’ai lu avidement toutes les critiques francophones, attendant de pied ferme sur l’île aux trains qui rendent fou la sortie de ce supposé chef-d’œuvre de réalisme social. Peine perdue. Renseignements pris, les Anglais ne verront jamais le film qui montrent aux autres pays européens les carences de leur système ferroviaire meurtrier. Je pense immédiatement à une censure – même si le gouvernement actuel n’est pas responsable de la privatisation.

L’explication est plus simple, mais plus pathétique encore: Ken Loach, qui a réalisé son film avec un petit budget, n’a pas trouvé de distributeur en Grande-Bretagne. «Jamais vu de pays aussi peu fier de ses propres cinéastes», bougonne la productrice. Soutenu par Channel 4 (qui joue en Angleterre le même rôle que Canal Plus en France), «The Navigators» a été diffusé uniquement à la télévision, un dimanche soir de décembre, à dix heures. Le lendemain, il y eut quelques critiques reconnaissant toutes la qualité du film («cruel mais juste», écrivait le Times), et puis plus rien.

Personne de mon entourage ne l’a vu ce soir-là. Donc, pas de débat sur ce film accusateur. Et aucune prise de position du gouvernement. Mais comme disait Ken Loach interviewé par «Le Temps»: «Les politiciens britanniques n’en diront jamais rien: la situation est tellement délabrée que s’ils lâchent le moindre mot, ça ferait le tour du monde.»

Dommage. Voir «The Navigators» aurait servi de défouloir aux usagés des trains anglais qui craignent de plus en plus pour leur sécurité. Un comble pour la nation qui a été la première à investir dans une infrastructure ferroviaire, devenue symbole de sa révolution industrielle et de son emprise économique sur le monde. Mais depuis la privatisation à la va-vite du réseau ferroviaire par les conservateurs en 1996, c’est tout le système qui a déraillé: la multiplication des compagnies, la séparation des tâches entre les opérateurs de trains et le gestionnaire des rails et de toute l’infrastructure du réseau (Railtrack) provoquent une dissolution des responsabilités.

Plus personne n’investit. Railtrack économise même sur la signalisation. Conséquences du cafouillage: trois catastrophes meurtrières imputées à des erreurs humaines ou à des défauts de matériel depuis Paddington en 1999. Ce qui a conduit à la mise sous tutelle judiciaire de Railtrack il y a cinq mois. Fin novembre, quelques jours avant la diffusion du film de Loach à la télévision, les ministres anglais reconnaissaient même officiellement que leurs transports étaient les pires d’Europe: leurs trains sont les plus chers (15% des revenus des ménages passe dans les transports, soit deux fois plus que la moyenne continentale), leurs rames les plus branlantes et leurs voies non adaptées à la vitesse de trains rapides comme l’Eurostar ou les nouvelles locomotives Virgin ambitionnant les 200 km/h.

Cette perte de confiance s’observe tous les jours, et ce n’est pas du cinéma. Dans la banlieue de Londres, sur les quais, plus personne ne regarde un horaire. On se contente de prendre le train quand il vient, sans se soucier de savoir si c’est le précédant qui a du retard ou le prochain qui a de l’avance.

Dans le wagon, beaucoup renoncent à bouquiner (ça balance trop). Et quand le train s’arrête en rase campagne, c’est le silence de la fatalité qui suit le crissement des freins sans huile. Tout le monde retient son souffle, craignant de ne plus repartir. La semaine passée, un train s’est arrêté au beau milieu de l’Ecosse, sans une explication. Après une heure et demi d’attente, les passagers ont fait circuler une pétition à l’intention de Tony Blair pour demander le renvoi de son Ministre des transports. Ca les a calmés. Mais ils ont dû encore attendre deux bonnes heures avant que le train ne s’ébranle et ainsi envisager à poster leur demande express…

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Sur le site du distributeur français, on peut voir la bande de lancement et un synopsis utile si, comme moi, vous avez raté le film.

Une page existe aussi en mémoire du scénariste du film, un syndicaliste mort d’un cancer dû à l’amiante en février 2001.