CULTURE

Si Warhol n’était pas cliniquement mort…

….il se réfugierait dans les images de Ben Laden et du World Trade Center. Quinze ans après l’extinction de l’artiste, le monde n’a jamais paru aussi warholien.

Printemps 2002 à New York. Au coin de la 17e rue, dans sa vieille Factory du 860 Broadway aux murs rapiécés, Andy Warhol, 74 ans, cheveux gris sous le platine, travaille désormais sans assistant.

Comme il y a quarante ans, le Slovaque recopie, sans fantaisie, des tas d’objets que l’on trouve dans les «deli»: des canettes de Red Bull alignées comme au supermarché, des paquets de lessive grandeur nature, des boîtes de noodles sur le modèle des soupes Campell’s qui l’a fait connaître.

Sa démarche sommeillait – il fallait bien vivre. Elle reprend du sens depuis l’attentat terroriste contre le World Trade Center: décharger l’art de toute émotion, faire de l’artiste une machine à reproduire, comme à l’usine, voilà une réponse pertinente à cette débauche d’émotions. Il a patiemment collecté les images des avions fracassants les tours et se les repasse, inlassablement, dans son atelier.

Lui qui avait érigé l’Empire State Building au rang de star en le filmant en plan fixe pendant toute une nuit s’efforce de se détacher de sa fascination. Endosser l’indifférence. Ce n’est que la vie qui passe. Il arrête l’image en contre-plongée du Boeing pénétrant dans la seconde tour, la projette sur la toile et l’imprime en sérigraphie. Il peut répéter le crash à l’envi, comme à la TV.

Comme pour les «Chaises électriques», «Accidents» ou «Désastres» où il était allé puiser des images de catastrophes à la une du Daily News, il traite l’attentat du 11 septembre avec le même détachement que les objets manufacturés. Comme le téléspectateur ordinaire qui s’est commandé une pizza juste après l’attaque, avec la distance tranquille du consommateur surinformé et repu.

Warhol n’a jamais cessé de jouer avec la célébrité. Il sait que sa glaciale attitude face au malheur, ses soirées scandaleuses au Chelsea Hotel suscitent encore la polémique dans cette Amérique bouleversée. Il aime paraître, il aime mentir.

Quand il répète, comme à l’époque: «A l’avenir, tout le monde sera célèbre pendant 15 minutes», il n’en croit plus un mot. La célébrité est même la seule chose qui fascine encore ce fils de mineur. Comme il l’avait fait en 1972 avec Nixon, il a participé à sa façon à la dernière campagne présidentielle: le visage de George W. Bush sur fond orange avec des lèvres jaunes et le teint vert. En dessous, il a écrit : «Votez Al Gore!»

Qu’importent les opinions et les certitudes, le pop art mixe les discours de toutes tendances et danse sur leur variation. Ce qui reste, ce sont les visages.

La véritable icône aujourd’hui est un personnage dont on ne sait pas s’il est encore vif ou déjà mort. A l’image de Mao il y a trente ans, Warhol considère Oussama Ben Laden comme l’homme le plus célèbre d’Amérique. Qu’importe qu’il soit l’ennemi. Warhol en fait des portraits grandiloquents, inspirés de ceux que brandissaient les extrémistes musulmans sur la chaîne Al-Jazira. Et parce qu’il a échappé de justesse à une attaque à l’anthrax lancée par une néo-féministe américaine, il a créé sa série «White Madonna», l’artiste respirant la poudre blanche, comme à l’époque Marylin avec un trou entre les deux yeux.

Dans cette Amérique où la scène artistique peine à se trouver un nouveau souffle face à la vague trash anglaise, le vieux Warhol, qui avoue avec cynisme qu’il achète parfois ses idées aux autres et qu’il ne réalise pas toujours ses œuvres lui-même, refait sa fortune en démolissant ce que le monde de l’art avait retrouvé comme certitudes, à savoir que le métier, le concept et le caractère unique de l’œuvre priment sur tout le reste.

Les galeries de New York et de Los Angeles ont recours au service d’ordre quand elles organisent leur parties à succès autour de ce nouveau visage de l’Amérique. Le commentaire de Warhol au sujet de retour fracassant ? «Wow, cool».

Au plus fort du débat sur le pop art, un critique s’interrogeait il y a quarante ans: «Les meilleures œuvres de Warhol survivront-elles à l’actualité journalistique sur laquelle elles sont obligées de s’appuyer?»

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Andy Warhol, 1928-1987, a peint ses premières «Campbell’s soup boxes» en 1962, à New York. Aujourd’hui, il est l’artiste auquel les créateurs contemporains se réfèrent le plus souvent, avec Marcel Duchamp.

Après Berlin et avant Los Angeles, Londres lui consacre une grande rétrospective en ce début d’année à la Tate Modern (jusqu’au 1er avril).

«Warhol», une biographie écrite par le critique d’art Michel Nuridsany, vient d’être publiée chez Flammarion. Sur le marché de l’art, sa cote a été multipliée par cinq depuis sa mort.

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Images: © Daily Mirror