LATITUDES

De la vache folle à la boucherie philosophique

Il y avait les cafés-philo, il y a maintenant les boucheries où les conversations sur la vache folle mènent tout droit à une réflexion sur le principe de précaution. Quelle est la limite du risque acceptable?

Depuis l’apparition de la vache folle, c’est à la boucherie que se refait le monde. Dans les discussions, le principe de précaution se taille la part du lion. Retour de l’ancien précepte de prudence ou émergence d’un nouveau rapport au risque?

Le boucher: «En Suisse, y a pas de raison de paniquer, on a pris toutes les précautions depuis longtemps.»

Une première cliente: «Mais comment savoir si ces précautions sont les bonnes quand les scientifiques eux-mêmes nagent en pleine incertitude?»

Le boucher: «Personne ici n’est mort de la maladie de Creutzfeldt-Jakob, alors que sur les victimes de la route se comptent par centaines, sans parler des ravages de l’alcool et du tabac.»

Une deuxième cliente: «Tout ça n’est qu’une histoire de gros sous. Les bouchers veulent continuer à vendre de la viande de bœuf, les éleveurs leurs troupeaux, les producteurs de farine leur stock de farine animale. La santé du consommateur, on s’en fiche.»

La première cliente: «Tout de même, rendre des vaches carnivores, il fallait le faire! Si nos politiciens ne pensaient pas qu’à se faire réélire et écoutaient le bon sens populaire, rien de tout ça ne serait arrivé…»

«Des politiciens qui ne pensent pas qu’à se faire réélire? Ce n’est pas demain la veille. D’ici là, prions!», ajoute un client, reprenant à son compte la chute d’un article du «Canard Enchaîné».

Quittons là ce dialogue entre un boucher sophiste, des clientes socratiques et un client cynique. Principe de précaution, gestion des incertitudes scientifiques, différenciation dans la hiérarchie des risques, exigences du marché, autonomie du politique au regard des experts, rapport entre responsabilité et culpabilité: voilà la quintessence du problème de la vache folle exposé dans une boucherie qui peut rivaliser avec bien des amphithéâtres universitaires.

Pour être à même d’intervenir lors de ma prochaine boucherie philosophique, je me devais de clarifier ce principe de précaution dont je ne savais pas grand chose. Je viens donc de passer le week-end en compagnie de la référence en la matière: «Le principe de précaution, rapport au Premier ministre» (éd. Odile Jacob-La Documentation française, 2000).

Une lecture qui donne l’impression de participer à un jeu de rôles et me transforme en Jospin durant quelque 400 pages. Pas vraiment désagréable… En commandant l’an dernier ce rapport à Philippe Kourilsky et Geneviève Viney, le premier ministre comprenait que si la politique voulait cesser d’être à la remorque du scientifique, il lui incombait dorénavant de s’occuper avec précaution de farines animales, de pollution, de loups, de lynx et autres gènes.

De cette lecture, j’ai retenu ce qui suit. Le droit de l’environnement constitue le berceau du principe de précaution. Il est apparu sous une forme explicite dans un texte fondateur adopté en 1987 lors de la deuxième Conférence internationale sur la protection de la mer du Nord. Il a ensuite été consacré par de nombreux textes internationaux de valeur juridique inégale.

A relever qu’il n’existe pas de définition unique de ce principe même si certains éléments s’avèrent aujourd’hui permanents: à savoir la présence d’un risque de dommages graves et/ou irréversibles, l’absence de certitude scientifique absolue quant à la réalité de ces dommages et enfin l’obligation de prendre des mesures de prévention.

Depuis sa naissance, ce principe accompagne et reflète l’évolution de la société. A une confiance absolue envers les sciences se sont substituées la crainte et la méfiance. Le principe de précaution résulte de cette réaction et amorce une nouvelle perception du monde. Il se manifeste en particulier dans une attention aux catastrophes écologiques et sanitaires. Son succès résulte certainement d’une volonté sociale de sécurité.

Cette revendication sécuritaire mérite-t-elle d’être entièrement satisfaite? Le rapport cite ici le sociologue Edgar Morin: «La mentalité sécuritaire prétend éliminer de l’existence l’idée de risque. Chacun oubliant que sa propre vie est une aventure, l’accident que l’on ne sait plus affronter devient un événement incompréhensible qui demande systématiquement compensation.»

Un risque peut fort bien mériter d’être couru, mais encore faut-il qu’il soit acceptable. Or, pour l’accepter, il faut connaître les enjeux, les alternatives possibles, la réversibilité du choix que l’on s’apprête à opérer. Bref, l’acceptabilité ne se décrète pas, elle se construit. Considérés jusqu’ici comme trop techniques et anxiogènes, l’information et le débat sur les risques doivent être accessibles au grand public. Car ce que demandent les citoyens ce n’est pas le risque zéro, mais zéro mépris de la part des scientifiques et des politiciens.

Lors de sa dernière intervention concernant la vache folle, Jospin devait vraisemblablement avoir à l’esprit la conclusion de ce rapport. Selon ses deux auteurs, il n’y a pas lieu de contester le principe de précaution qui répond à une demande sociale évidente, mais il est indispensable de l’organiser afin d’en limiter les excès et les abus éventuels.

Raison pour laquelle ils en proposent une définition (lire ci-dessous) et terminent par cette mise en garde: «Le principe de précaution est entre les mains du législateur, de l’autorité réglementaire et du juge qui peuvent, à notre avis, en faire la meilleure ou la pire des choses: la meilleure, s’ils parviennent à mettre en place des mesures améliorant réellement la sécurité des citoyens, tout en évitant l’écueil d’une démission générale devant toute prise de risque; la pire s’ils le transforment en un carcan excluant toute souplesse et décourageant les initiatives nécessaires à l’innovation et au progrès.»

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Définition:

«Le principe de précaution définit l’attitude que doit observer toute personne qui prend une décision concernant une activité dont on peut raisonnablement supposer qu’elle comporte un danger grave pour la santé ou la sécurité des générations actuelles ou futures, ou pour l’environnement. Il s’impose spécialement aux pouvoirs publics qui doivent faire prévaloir les impératifs de santé et de sécurité sur la liberté des échanges entre particuliers et entre Etats. Il commande de prendre toutes les dispositions permettant, pour un coût économiquement et socialement supportable, de détecter et d’évaluer le risque, de le réduire à un niveau acceptable et, si possible, de l’éliminer, d’en informer les personnes concernées et de recueillir leurs suggestions sur les mesures envisagées pour le traiter. Ce dispositif de précaution doit être proportionné à l’ampleur du risque et peut être à tout moment révisé.»