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Heidi ou le high-tech

Quand le patriotisme tourne à la querelle des anciens et des modernes.

On ne sait pas, on ne sait plus. Le 1er août approche à grands pas et tous les maires de Champignac de ce pays peuvent commencer à se creuser sérieusement la tête: quelle Suisse célébrer sous les lampions et du haut de la tribune qui leur sera ouverte le temps d’un obligé discours patriotique?

On pourra, la fine cravate estivale nouée large et après un dernier coup de peigne énergique, l’entonner à la manière d’un Xavier Comtesse, l’ancien directeur romand d’Avenir Suisse. Mesdames et messieurs, chers compatriotes, cher Arnold, cher Walter, cher Werner, cher Xherdan, en vérité je vous le dis, il n’y a rien, vous entendez, rien à espérer pour notre salut et notre sainte prospérité en dehors du secteur de la santé et du high-tech. Amen.

Ne pas oublier alors de tonner contre les passéistes aux gros mollets vermoulus qui en sont encore à promouvoir — Nicolas Bideau pourquoi tu tousses? — la Suisse de Heidi, avec toquantes, Cervin, pâtes dures et Toblerone.

Sauf que c’est peut-être un peu plus compliqué. Les camps s’imbriquent, se chevauchent dans la mêlée, et il devient parfois difficile de distinguer les partisans de Guillaume Tell et ceux de Nick Hayek. Le folkloreux président de «Présence Suisse», le susnommé Bideau donc, relaie ainsi via son compte Twitter une nouvelle qu’il semble juger de première importance: une société suisse — Hulbee AG — se mêle de vouloir concurrencer Google, avec un moteur de recherche beaucoup plus subtil «qui donnera des réponses intelligentes au lieu de cracher des milliers de liens» et surtout moins flicard — ne mémorisant ni les données ni les habitudes des utilisateurs.

Formidable. Tu voulais du high-tech, coco: en voici et du lourd. Oui mais voilà, le nom, le nom de ce moteur, on le donne en mille: «Swisscows ». Sortez Heidi par la grande porte, c’est sa vache qui rentre par la fenêtre.

D’autant que lorsque le New York Times publie un reportage sur notre beau pays — c’était le 4 juillet dernier —, quel angle choisit-il? La production d’absinthe dans le Val de Travers. Pour le high-tech tu peux toujours te la siffler. Et que je te vante «le doux bruit des cloches des vaches», et que je te fasse miroiter «les montagnes couvertes de pins qui grimpent jusqu’aux nuages». Pins, sapins, vu de la Grande Pomme, c’est tout un.

A défaut, on pourra toujours classiquement célébrer l’astuce ultime d’un pays qui dilue l’idée même de pouvoir, à l’intérieur d’un système éparpillant les responsabilités entre mille têtes disparues presque aussitôt qu’apparues. Et s’épargne ainsi à peu près tous les maux qui rongent un pays ordinaire. Les dérives autoritaires, la corruption généralisée, la mégalomanie des ministres, le centralisme abrupt et castrateur, l’alternance stérile, les campagnes électorales perpétuelles, les débats partisans sans fin, queue ni tête, la politique considérée comme le plus assassin des beaux-arts, tout cela nous le laissons volontiers aux autres.

A tel point, nous apprend Bilan, que lorsque le politologue genevois Pascal Sciarini, «dans le cadre d’un travail de recherche consacré au pouvoir», a voulu poser la question de «l’influence personnelle des acteurs helvétiques», il n’a trouvé que bouches cousues. «Nos interlocuteurs n’ont pas voulu s’exprimer.» De reconnaissance, on en brûlerait presque une ou deux allumettes de Bengale.

Les ronchons enfin pourront toujours déplorer une Suisse qui s’en va, et des Suisses qui ne savent plus rien de leur pays. Tels ces Genevois toujours plus nombreux chaque année à se noyer dans le Rhône par «méconnaissance du terrain». C’est le sergent-major Millot qui le dit dans la Tribune. Méconnaissance du terrain! Chères compatriotes, chers compatriotes, nous en sommes donc là. Heidi, reviens!