Effacer ses traces numériques relève toujours plus du casse-tête. De nombreux experts s’inquiètent et la politique s’en mêle. Présentation des enjeux.
La mémoire humaine ne conserve pas tout, elle trie. A quelques exceptions près, comme le Irénée Funes, personnage de Borges à la mémoire absolue, incapable de vivre au présent parce que submergé par trop de souvenirs.
Sur Facebook, une photo lors d’une soirée déjantée, un ex qui parle de vous en termes peu élogieux, l’allusion un soir de déprime à votre psychothérapie ratée, tout ce que vous publiez sur le Net peut ressurgir un jour ou l’autre et vous jouer des tours. Le problème avec Internet, c’est qu’il a une mémoire d’éléphant et que l’on s’y fait rapidement une e-réputation négative.
Moyennant des milliers de francs, vous pouvez faire appel à une agence anglaise spécialisée pour nettoyer vos traces et vous refaire une virginité sur le Web. Si vous n’en avez pas les moyens, pour quelques dizaines de francs d’abonnement mensuel, des agences vous alertent dès que votre nom apparaît sur Internet et interviennent si vous le souhaitez pour tenter de le faire disparaître. Autant de démarches qui ne sont pas toujours couronnées de succès.
Dès lors, mieux vaudrait prévenir que guérir! En commençant par se rappeler qu’avec les nouvelles technologies, nous vivons avec des Irénée à nos côtés, pour qui l’oubli n’existe précisément pas. Une mémoire immense et insaisissable est disponible en permanence sur la Toile. Celle-ci n’opère pas de distinction entre publication et conservation, entre information et archive. Confrontés à cette inflation mémorielle, d’aucuns s’en inquiètent, à des titres divers, et appellent de leur voeux un «droit à l’oubli».
«Le droit à l’oubli est quelque chose qui sonne très bien comme principe, mais il faut le comprendre dans un contexte un peu plus compliqué, estime Peter Fleischer, responsable de la protection des données personnelles chez Google. Effacer, techniquement, c’est difficile: les informations sont copiées et transférées sur autant de serveurs qu’il y a de sites qui reprennent ces informations…»
Qu’importe les difficultés de la mise en oeuvre du projet, le 12 novembre dernier, deux sénateurs français ont déposé une proposition de loi pour créer « un droit d’oubli numérique » sur le Web. La secrétaire d’Etat à l’Economie numérique, Nathalie Kosciusko-Morizet se bat elle aussi dans ce sens. Elle souhaite la création de labels pour les réseaux sociaux et les sites Web afin de garantir l’effacement des données.
Elle imagine un internet séparé en trois types d’espaces: «Un où l’utilisateur serait anonyme, un autre où certaines données seraient collectées et un dernier où l’internaute devrait décliner son identité exacte. Chaque site serait labellisé en fonction de sa zone d’appartenance et des engagements qu’il prendrait.»
Le débat est lancé et déborde largement les frontières de l’Hexagone: faut-il oui ou non légiférer sur le droit à l’oubli? «Non, il y a déjà un arsenal juridique», estime les dirigeants des grands réseaux qui ajoutent que «la difficulté est plus dans la sensibilisation des usagers».
Mis en cause pour ses pratiques jugées attentatoires à la vie privée, Google a d’ailleurs lancé cet été un nouveau service, baptisé «Dashboard». Il permet à ses utilisateurs de voir quelles traces l’entreprise garde de leur passage sur ses différents services. «Ce tableau de bord résume les données liées aux services que vous utilisez et vous fournit un lien qui permet de contrôler vos réglages personnels», lit-on sur le site de l’incontournable moteur de recherche. Les internautes peuvent ainsi changer leurs réglages de confidentialité ou effacer des données qui apparaissent dans cette nouvelle fenêtre. «Le niveau de détail de ce tableau de bord est sans précédent, nous sommes ravis d’être les premiers sur Internet à offrir ce service et nous espérons que cela va devenir l’usage.» De quoi susciter l’illusion d’une maîtrise de ses traces qui n’en est pas une puisqu’elle ne s’accompagne d’aucune garantie de disparition.
«Oui, il faut légiférer. Une autorégulation des informations révélatrices de notre vie privée basée sur la seule éducation des internautes est certes utile mais bien insuffisante», estiment les responsables politiques et scientifiques qui militent pour un droit à l’oubli numérique devenu, à leurs yeux, un sujet de société majeur.
Or, sa mise en oeuvre est un vrai casse-tête juridique. Les internautes sont la plupart du temps responsables des traces qu’ils laissent sur le Web. Par ailleurs, les sociétés comme Google ou Facebook qui stockent ces informations sont généralement situées à l’étranger, donc soumises au droit d’une multitude d’Etats différents. Si les nombreux pays dotés de législations sur la protection des données à caractère personnel se décidaient à les faire appliquer sur le Net, le problème serait naturellement résolu. Mais…
Pour traduire l’objectif visé par les défenseur de ce nouveau droit à l’oubli, Jacques Séguéla a créé un nouveau vocable, «l’infotriel». Pour lui, nous devons entrer dans l’ère de l’infotriel, qui exige de nous que nous apprenions à gérer cet immatériel que nous déposons un peu partout sur le Web. Après les déchetteries matérielles bien entrées dans nos moeurs, voici que l’on envisage des déchetteries immatérielles.
Le droit à l’oubli s’oppose-t-il au devoir de mémoire et va-t-il à l’encontre du droit à l’information et du travail des historiens? En pleine époque du culte de la transparence, la question ne saurait être éludée.
