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Éloge du corbeau

Qui a peur des sombres volatiles de l’UDC, censés incarner les déboires auxquels nous exposerait un oui au vote du 8 février? Et si les affiches du parti populiste dissimulaient un hommage involontaire aux va-nu-pieds bulgares et roumains?

L’Union européenne mettra-t-elle à exécution ses menaces de guillotinage de tous les accords bilatéraux en cas de non le 8 février au vote sur la libre circulation? Les travailleurs et profiteurs roumains et bulgares, en cas de oui, fondront-ils comme des nuées forcément malfaisantes sur une Suisse évidemment immaculée?

Même si la ministre de l’économie Doris Leuthard clame dans la presse avoir «la preuve» que la libre circulation «est bénéfique», partisans et adversaires se débattent au contraire dans un sérieux manque de preuves et se renvoient spéculations, pronostics, hypothèses et fantasmes, tous grossièrement fardés en vérités premières.

Au royaume des spectres et des succubes, l’UDC règne sans partage, elle qui a troqué, fort à propos, ses moutons noirs contre des corbeaux de la même teinte. Accessoire obligé des films d’épouvante, toujours perché sur une épaule ou l’autre de sorcier, ce symbole-là en dit beaucoup, non seulement sur l’UDC, mais surtout la population qui vote pour elle ou simplement partage ses angoisses. Écoutons donc, croâ de bois, croâ de fer, ce que le corbeau raconte.

Au premier abord, certes, toutes les encyclopédies et guides aviaires vous le certifieront: drôle de sale bête que le corbeau. D’abord, il colonise tout ce qu’il peut: falaises côtières, hautes montagnes, zones boisées, zones urbaines, toundras arctiques et déserts brûlants. Le corbeau, que ça plaise ou non, on n’y échappe pas.

Ensuite, lorsqu’il crie, cela s’entend et son chant n’a rien d’une berceuse. Quand il ouvre le bec, le corbeau, c’est pour produire, le plus souvent, «des cris d’alarme, de poursuite et de défense du territoire». Paranoïaque donc, le corbeau, comme la plus gutturale des propagandes UDC.

Le plus atroce, c’est son régime alimentaire, à faire trembler vampires et nécrophages. Le corbeau se nourrit en effet, prioritairement, de charognes et des insectes qui y grouillent. Friand aussi, dit-on, du placenta de brebis. Et ne dédaignant pas, à l’occasion, la chair délicate d’amphibiens et de reptiles.

Dans ses «Histoires naturelles», Buffon, déjà, instruisait à charge: «On l’a toujours regardé comme le dernier des oiseaux de proie, et comme l’un des plus lâches et des plus dégoûtants. On prétend même qu’il attaque quelquefois les grands animaux avec avantage, et que, suppléant à la force qui lui manque par la ruse et l’agilité, il se cramponne sur le dos des buffles, les ronge tout vifs et en détail après leur avoir crevé les yeux.»

Le vocabulaire souligne encore l’infamie de cet oiseau-là, comme l’explique le linguiste Jean Pruvost: «Le corbeau, qui tire son nom de son cri puis d’une étymologie complexe autour du latin populaire corbellus, est assimilé au mauvais présage. Son bec crochu l’associa d’abord à la grosse pierre en saillie sur un mur et au grappin d’abordage, puis, au XIXe siècle, de par sa couleur noire, au prêtre et sa soutane, enfin, au XXe siècle, il désigna l’auteur obscur de dénonciations ou de médisances anonymes.»

Il n’y a guère finalement que l’humour pour voler au secours du sombre personnage, tel Jean-François Kahn dans son «Dictionnaire incorrect» se demandant «si la mauvaise réputation de cet oiseau, dont le vol noir est réputé de mauvais augure, n’est pas la conséquence des nombreuses lettres anonymes qui l’ont dénoncé»!

Calomnié, le corbeau? Une étude canadienne en tout cas, portant sur plus de 800 volatiles, l’a décrété le plus intelligent, avec un cerveau sept fois plus volumineux que celui du pigeon. Capables, les corbeaux, de fabriquer des outils, en transformant par exemple des feuilles rigides en baguettes avec lesquelles ils attrapent des insectes.

Autre argument en faveur du corbeau, chez Buffon, endossant cette fois l’habit d’avocat de la défense, et qui devrait nous intéresser au premier chef: le célèbre naturaliste note que le corbeau, «un hôte de si grosse dépense, ne peut qu’être à charge à un peuple pauvre ou trop peu nombreux; au lieu qu’il doit être précieux dans un pays riche et bien peuplé, comme consommant les immondices de toute espèce dont regorge ordinairement un tel pays.». Après le plombier polonais, bienvenue donc aux éboueurs bulgares et roumains.

Notons encore, toujours à décharge, que le corbeau a aussi ses cruels ennemis: grands rapaces et coyotes attaquent ses poussins au nid. Parmi les coyotes et rapaces de l’UDC, certains sont d’ailleurs comme pris d’un doute. Tel le conseiller national Yves Nidegger expliquant que ce symbole a été choisi surtout par les Suisses allemands du parti, spécialement les paysans «qui ont rapport organique avec ces volatiles qui suivent leurs tracteurs».

Le même Nidegger souligne que le corbeau est «un charognard cruel et intelligent, puisqu’il est capable d’ouvrir des boîtes et d’évaluer la distance entre les graines.» On voit bien la ruse, mais où donc est la cruauté?

Il se pourrait bien qu’avec ses corbeaux, l’UDC ait commis, sans trop l’avoir voulu, un double acte d’humilité et d’hommage. Humilité en décrétant la Suisse pas assez intelligente pour faire face aux si malins corbeaux de l’Est, et hommage à la ruse incommensurable de ces va-nu-pieds bulgares et roumains, décidemment bien trop forts pour nous.

Bref, si eux sont des corbeaux, nous, de notre côté, avec notre peur de nous faire pigeonner, ne sommes pas des aigles.