GLOCAL

Contribuables utiles et fonctionnaires nuisibles

Cadeaux aux entreprises, intransigeance face aux bas revenus, ou quand la politique se résume à une officine d’enregistrement des verdicts économiques. En bref: la pauvreté n’est pas un problème à résoudre, mais une sanction à enregistrer.

C’est un peu la mode, à Paris comme à Berne: les cadeaux ostensibles et clinquants faits aux riches et aux acteurs de l’économie. Les chambres fédérales, sous l’impulsion de l’UDC, mais avec la franche complicité de la majorité des radicaux et d’une partie du PDC, viennent d’illustrer jusqu’à la caricature cette tentation en forme de pente naturelle.

Le Conseil national d’abord, malgré les supplications du grand argentier Merz, s’est fendu d’une spectaculaire gâterie pour les entreprises: le passage de 8,5 à 5,5% du taux d’imposition de leurs bénéfices. Avec comme conséquence pour les finances publiques une perte sèche de 3,7 milliards — d’où le désespoir du pauvre Merz.

Preuve que cette décision répond à un réflexe idéologique pavlovien, le président des radicaux Fulvio Pelli s’est fait l’auteur d’une contorsion assez extraordinaire, jugeant le cadeau aux entreprises certes «excessif» mais pour expliquer aussitôt que «l’esprit de la réforme est juste et mérite le soutien du PRD». Autrement dit: cette décision est concrètement mauvaise mais comme elle est conforme aux principes que nous défendons, nous l’acceptons. Autrement dit encore: mieux vaut une mauvaise réforme d’essence et de pedigree radical qu’une bonne réforme venue d’ailleurs.

Dans le même temps, le Conseil des Etats balayait — 30 voix contre 8 — l’idée d’une exonération fiscale pour les plus bas revenus, ceux qui plongent en dessous de la flottaison du minimum vital. Au motif que les cantons, à une grosse majorité (17) n’y sont pas favorables, décrétant l’application d’une telle mesure «trop compliquée». «Les masques tombent!» a grogné le socialiste fribourgeois Alain Berset devant ce signe lumineux — soutien à l’économie et intransigeance face aux paniers percés.

Disons plutôt que se perpétue là une vieille et forte tradition: la Suisse a depuis longtemps l’habitude et l’avantage de ne connaître que des problèmes de riches. Trouver compliquer d’exonérer les pauvres, qu’est-ce, en effet, sinon un problème de riches? La gauche était ainsi bien naïve d’en appeler à la Constitution fédérale où serait enraciné le principe d’équité fiscale. D’autant que les cantons estimaient ce petit geste non seulement «compliqué» mais surtout «superflu». Là, il n’y a pas que les masques qui tombent, mais toute la peau avec.

On sent bien en effet toute l’idée qui rampe derrière et se retrouve aussi au cœur du sarkozysme triomphant, décomplexé: la pauvreté n’est pas un problème à résoudre, mais une sanction à enregistrer, un verdict à respecter. Un diagnostique en somme que l’Etat n’a plus qu’à avaliser, en ne se mêlant surtout pas de vouloir le corriger. C’est la politique réduite à une officine d’enregistrement des réalités économiques.

Aujourd’hui c’est, curieusement, plutôt au bistrot ou dans le courrier des lecteurs que l’on ose affirmer le plus fort et le plus clairement la légitimité de cette mainmise du privé sur le public, de cette prééminence de l’entreprise créatrice de richesses sur la pachydermie étatique et stérile. Un lecteur de La Liberté ne classait-il pas, récemment, les candidats et citoyens en deux catégories: les utiles — ceux dont la profession dégage concrètement de l’argent (entrepreneurs et acteurs économiques divers) — et les nuisibles — fonctionnaires, enseignants, chômeurs, syndicalistes et autres parasites — dont l’activité au contraire se repaît vampiriquement de l’argent des autres.

Autrefois, on était moins hypocrite. Le «Vorort» — l’ancêtre d’EconomieSuisse — avait ses bureaux à l’intérieur même du Palais fédéral.