LATITUDES

La grande arnaque des experts

On les entend partout, sur tous les sujets d’actualité. Or une étude universitaire américaine démontre que plus les experts sont médiatisés, plus ils se trompent. Etonnant!

Les experts sont devenus omniprésents. On les voit à la télévision, on les lit dans les journaux, on les devine dans l’ombre des politiciens et des managers.

Que de certitudes avancées par ces commentateurs qui sont censés savoir parce qu’ils sont à la tête d’instituts, d’observatoires, d’équipes de recherche ou de commissions dont on ne sait souvent pas grand-chose…Chacun peut s’autoproclamer «expert».

La grippe aviaire fera-t-elle 142 millions de morts comme le pronostiquent des experts australiens, ou peut-on se rassurer avec les propos moins alarmistes des spécialistes de l’OMS?

Pas plus que vous et moi, ces experts ne sont à même de prédire l’évolution de la maladie. C’est la thèse défendue dans «Expert Political Judgment: How Good is It? How we Know?» de Philip Tetlock dans un livre extrêmement bien documenté.

Ce professeur de psychologie à Berkeley a mené une étude portant sur une période vingt ans. Il a analysé 82’361 prédictions politiques exprimées par 284 experts invités régulièrement à la télévision.

Tetlock leur a demandé d’estimer la probabilité que surviennent ou non des événements historiques.L’apartheid en Afrique du Sud disparaîtra-t-il sans violence? Gorbatchev sera-t-il évincé de la présidence par un coup d’Etat? Les Etats-Unis entreront-ils en guerre dans le Golfe? Le Canada se désintégrera-t-il?

Qui l’eut cru? Plus un expert apparaît sur le petit écran, moins ses prédictions sont fiables, ce qui, par ailleurs et fort curieusement, n’entame pas sa réputation.

«L’exactitude des prévisions d’un expert est en fait inversement proportionnelle à sa confiance en soi, à son renom et, jusqu’à un certain point, à l’ampleur de son savoir. Les êtres humains qui passent leur vie à étudier l’état du monde sont de plus piètres pronostiqueurs que des singes qui lanceraient des fléchettes au hasard sur trois cibles prévisionnelles (futur synonyme de statu quo, de progrès ou de régression)», constate l’étude (pour plus de détails, lire l’excellent résumé paru dans le New Yorker ).

Pourquoi tant de débats de société sont-ils laissés aux mains des seuls experts? Les exemples ne manquent pas d’orientations politiques qui traduisent le monopole d’une catégorie d’experts dans leur élaboration. En réaction à cela, un courant de pensée français veut réhabiliter ce que Michel Foucault nommait le «savoir des gens», ou, les sociologues contemporains, les «savoirs profanes».

Ainsi Edith Heurgon qui propose, depuis quelques années déjà, une «prospective du présent» consistant à confronter les savoirs experts avec les savoirs profanes. Pour elle, l’enjeu n’est pas tant d’anticiper le futur que d’élaborer des «futurs souhaitables» en impliquant les acteurs concernés dans des démarches de coconstruction de solutions. Une conception de la prospective dans laquelle l’intelligence collective viendrait avantageusement remplacer le «savoir» des experts.