LATITUDES

L’addiction: à la hausse

En ce printemps 2002, les dépendances sont devenues très tendance. Nous sommes tous accros à quelque chose. Est-ce grave, doc?

Après le sado-masochisme et la zoophilie, les publicitaires ont trouvé un nouveau style de provoc: deux bouches évoquant l’état de manque. C’est Dior qui utilise cette image pour promouvoir son rouge à lèvres Addict.

La marque de luxe se transforme en dealer à la recherche de nouveaux clients. Son message: «Avec Dior Addict, le plaisir se fait envie, et l’envie se fait nécessaire, vénéneuse et irrésistible».

Les dépendances paraissent très tendance en ce début 2002. L’époque se veut addictive, la transgression est devenue banale. Toutes les revues glacées publient des tests psychologiques du style «A quoi te shootes-tu?». Dernier exemple en date, le magazine Elle du 11 mars avec un article titré «Je suis accro».

La journaliste se confesse: elle est accro au Coca Light (devenu son préservatif à cellulite), elle est dopée à H&M (deux visites par semaine), elle est en manque si son ordi tombe en panne (car maniaque des mails) et prête à tout pour caresser le crâne d’un chauve (parce que «c’est si doux et en même temps râpeux comme une langue de chat»).

Cela dit, toute dépendance n’est pas forcément tendance, et la liste des «drogues out», dans le même article, est là pour le rappeler. On ne se gave plus de chocolat mais de bâtonnets au sésame. On ne prend plus des cours de salsa, on donne des leçons de capoeira amateur. On n’est plus en analyse, on s’offre des moments à soi.

«Nous sommes tous dépendants». C’est le titre du dernier ouvrage de Pierre Lembeye, médecin et psychiatre, paru aux éditions Odile Jacob. Certains se droguent au travail, d’autres au sexe ou à l’écriture. C’est moins dangereux que l’héroïne ou la cocaïne, mais cela reste une dépendance, constate-t-il.

Un bref aperçu du vocabulaire en usage depuis quelques années accrédite sa thèse. Elle se shoote au boulot, ce sportif est en manque de kilomètres, il est victime d’une overdose de feuilletons télé, il se dope au shopping, elle est accro à la Playstation… Halluciner, décoller, planer, abuser, flipper. On recourt inconsciemment à un vocabulaire de toxicomane pour parler de comportements pas vraiment pathologiques. Faut-il s’en étonner?

Les professionnels vous diront que la poursuite d’un objet d’addiction ne relève pas foncièrement du désir de se faire du mal ou de s’empoisonner. Au contraire, cette démarche doit simplement rendre les difficultés de la vie quotidienne un peu plus supportables.

L’addiction est considérée comme une fonction protectrice pour l’économie psychique, nous apprend Sylvie Le Poulichet («Les addictions», éditions PUF). Le champ des addictions englobe désormais aussi les toxicomanies sans drogues et les états de transition entre les impulsions morbides et les compulsions.

Et l’addiction dans la pub? «Cet anglicisme, «addiction», a connu depuis les années 90 une belle fortune au sein de la communauté médicale francophone, m’explique Claude Uehlinger, responsable de l’Unité spécialisée en toxicomanies du canton de Fribourg. Ajoutez à cela la banalisation de la transgression et vous comprendrez comment l’addiction a pu devenir un concept marketing.»

«La pub de Dior relève du registre narcissique qui n’a rien en commun avec le registre dramatique, de la prison dans laquelle s’enferme le toxicomane. Le même vocabulaire, être addict, recouvre des réalités en rien comparables. Cette acception élargie de l’addiction se fait au détriment des malades que je côtoie.»

L’addiction n’est donc plus dévalorisante? «Personnellement, je n’hésite pas à dire que je suis accro au tennis, et n’estime pas me dévaloriser pour autant. Bien au contraire, cet aveu est connoté positivement dans un contexte qui valorise l’activité physique.»

Un professionnel de la désintoxication qui s’avoue accro…

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Pour Marie-Madeleine Jacquet et Alain Rigaud qui ont étudié l’émergence de la notion d’addiction dans l’histoire de la psychanalyse («Anorexie, addictions et fragilités narcissiques», PUF, 2002), cette notion «se prête avec complaisance à la réification des diverses manières de vivre, de souffrir ou de ne pas souffrir des temps modernes et se constitue alors comme habit d’Arlequin.»