Trop de fautes d’orthographe peut coûter cher. Alice Vinteuil, coiffeuse, se souvient de la dégringolade de Marlene, une brillante femme d’affaire.
J’ai lu que la direction du Temps – quotidien auquel j’ai abonné mon salon depuis trois ans – avait décidé de sanctionner, sous forme d’amende et durant tout le mois de février, les journalistes qui entretenaient avec l’orthographe une relation approximative.
Pour chaque faute parue, cinq francs, soit 3.75 euros! Selon la direction du journal, la somme récoltée à la fin du mois devrait servir à «une activité festive» pour l’ensemble de la rédaction!
Je n’ai pas très bien compris si c’était l’auteur de l’article ou le correcteur qui devait passer à la caisse, mais j’ai appris par des clientes bien informées que cette mesure avait été jugée «coercitive» par le syndicat des médias et commentée par l’ensemble de la presse romande et étrangère.
Même la BBC en a fait un petit sujet satirique! Comment un journal de référence peut-il appliquer des sanctions aussi boy scout? Mystère. Quoiqu’il en soit Le Temps est devenu le sujet de conversation de tous les dîners en ville.
J’ignore si cette sanction sera maintenue ou si, sous la pression de ses détracteurs, elle sera jetée dans les poubelles de l’histoire. Pour ma part, et même si cette mesure me paraît mauvaise pour l’image du Temps, j’ai tendance à considérer que l’orthographe est à la langue française ce qu’un shampoing de qualité est à l’univers capillaire: une manière de respecter un capital et de le nourrir.
Bref, cette polémique autour du journal Le Temps me rappelle une autre histoire, celle de Marlene, qui fut cadre supérieure dans une entreprise de communication.
Marlene, 39 ans aujourd’hui, fait partie de la première génération issue d’une école autogérée genevoise dont je tairai le nom. En lieu et place de la dictée – exercice jugé rétrograde et contraignant pour le développement de l’enfant –, les professeurs préféraient développer chez leurs élèves des facultés d’imagination et d’improvisation.
Incontestablement, cette pédagogie de l’émotion et de la sociabilité fut profitable à Marlene qui devint une adolescente bien dans sa peau puis une adulte affranchie.
Consciente de ce que pouvaient être les jeux de pouvoir, elle n’eut par la suite aucune peine à mener de front plusieurs études, dont un parcours fulgurant à HEC.
A 28 ans, elle était engagée comme directrice commerciale dans une grande entreprise de communication, et à 32 ans elle était classée number one de son secteur par ceux que l’on appelait alors «les chasseurs de têtes.»
Comme son statut et son cahier des charges l’autorisaient, Marlene avait une secrétaire, Jeanne, une femme de 50 ans à la formation très classique. C’est à elle qu’elle dictait chaque jour son courrier, soit une vingtaine de lettres quotidiennes. Pour le reste, Marlene traitait ses affaires par téléphone.
Pendant plusieurs années, elle n’eut donc jamais à écrire une seule ligne, pas même des cartes de vœux. Les ennuis commencèrent pour elle lorsque l’usage de la messagerie informatique s’imposa au sein des entreprises comme le moyen le plus économique de communiquer.
Si Marlene était d’une aisance exceptionnelle dans l’expression orale, son expression écrite était en revanche lamentable.
Très rapidement ses destinataires s’en aperçurent. Comment une femme de sa compétence pouvait-elle commettre de telles fautes? Il ne s’agissait pas d’erreurs bénignes, mais de grossières fautes d’orthographe, de celles que peuvent commettre les étrangers qui maîtrisent à peine la langue.
Marlene écrivait par exemple: «Veuiller recevoire», «J’atant de vos nouvelles» ou «Maleureusement, je ne peut répondre à votre ofre».
Au début, fort de sa réputation de blagueuse inventive, on crut à un style, à une forme d’humour qui aurait été la signature de la maison. Mais très vite la rumeur se chargea de faire surgir la vérité: Marlene était non seulement incapable d’écrire une phrase correctement mais elle ne se rendait même pas compte de sa profonde déficience!
«Même son nom, elle l’orthographie faux», lança un jour sa secrétaire qui avait une folle envie de faire de l’esprit.
Le handicap de Marlene fit d’abord l’objet de mille moqueries de la part des employés, dont certains s’amusaient à envoyer des mails sans intérêt uniquement pour recevoir en retour la prose hilarante de leur directrice. Puis, peu à peu, les compétences de Marlene furent mises en doute, ensuite son QI, enfin sa place dans la hiérarchie.
Le 23 avril 1998, Marlene reçut par courrier une lettre de sa direction. Elle était mutée au département de relations publiques de son entreprise. Un placard. Un poste qu’elle occupe encore à l’heure actuelle.