- Largeur.com - https://largeur.com -

Aller de l’avant en trépignant sur place

Dans «Absolument modernes!» l’écrivain Jérôme Meizoz retrace l’ambiance euphorique des années 1970 et 1980, en contraste avec le catastrophisme politique et social d’aujourd’hui. Avec cette question en toile de fond: «Quelque chose s’est brisé, mais quand?»

À l’heure où un nouveau parlement va entrer en fonction, il n’est peut-être pas inintéressant de savoir comment on en est arrivé là. À ce ciel et cette ambiance politique plombée en permanence par des nuages menaçants qui ont pour noms «réchauffement climatique», «crise migratoire» ou «mondialisation sauvage».

À cet égard la lecture du dernier livre de Jérôme Meizoz, «Absolument modernes!» aux Éditions Zoé, peut s’avérer précieuse. L’écrivain y retrace à sa manière polyphonique habituelle – chroniques, poèmes, archives, fictions, saga familiale, autobiographie – les années 1970 et 1980. «Années de promesses, quand on chantait partout l’avancée triomphale et la croissance infinie», avec la conviction chevillée, comme le père de l’auteur, que «l’avenir radieux ne serait qu’une question de technique».

Sauf qu’aujourd’hui, «apparemment il faut en rabattre». Très vite arrive cette forte question: «Quelque chose s’est brisé, mais quand?» Autrement dit, qu’est-ce qui a bien pu faire que nous voilà aujourd’hui à cet automne 2019 avec des «têtes farcies de la crise, du futur incertain, de films-catastrophes».

Un bon siècle durant, schématiquement depuis l’exposition universelle de Paris en 1889, l’espoir dans le progrès et un futur meilleur occupait l’essentiel du terrain. C’est entre rire et larmes que Jérôme Meizoz cite cette envolée de Victor Hugo célébrant «la circulation décuplée ayant pour résultat la production et la consommation centuplée»; ainsi que «sous la hache féconde du progrès l’admirable renaissance des têtes de l’hydre sainte du travail». Allez donc aujourd’hui parler de «circulation décuplée» à une Greta Thunberg, ou de «l’hydre sainte du travail» aux cohortes de chômeurs.

Bref, ô surprise, la joie n’était pas au rendez-vous de l’eldorado promis. On aura beau constater qu’il se vend désormais «un milliard et demi de smartphones chaque année dans le monde», on doit bien aussi soupçonner avec l’historien François Jarrige que «les objets techniques semblent de plus en plus avoir pour fonction de compenser illusoirement l’appauvrissement de la vie».

Pire, assène Meizoz, «l’imaginaire moderne avance en détruisant». La faute peut-être à cette croissance qui d’espoir fabuleux s’est muée en machine infernale s’auto alimentant, plébiscitée, «psalmodiée», aussi bien par les «pauvres» que «les hommes d’argent»: «comme si l’humanité n’avait pas assigné un but à sa hâte, comme si la hâte devenait un but en soi».

Résultat de cette marche endiablée: «Nous allons de l’avant en trépignant sur place». Avec d’autant plus d’entrain et d’ardeur que le refrain du progrès «repousse par principe ou par déni toute modération ou modestie».

Pourtant même en Suisse, «pays de la banque et de la machine à traire», très tôt des Cassandre se sont levés au milieu de l’euphorie. En 1970, le conseiller fédéral Nello Celio venait jeter un froid devant les parlementaires: «Nous ne croyons plus, et seulement, qu’à la croissance… Or le monde n’est pas illimité, et la Suisse encore moins.» Déjà Celio constate, sous le régime de cette nouvelle course à l’échalote perpétuelle, cette chose stupéfiante: «Les gens sont moins heureux.»

Les hommes de cette époque vénéraient certes l’automobile, mais déjà dans un décor à la Mad Max. En 1977, les citoyens repoussaient plus que nettement, à 75%, une initiative qui entendait ramener à 40 heures le travail hebdomadaire. Mais déjà d’étranges courbes se croisaient: «Le nombre de suicides vient de dépasser celui des accidents de la route.»

Les mouvements anti-nucléaires sortaient de terre en même temps que les centrales, les entrepreneurs-bâtisseurs faisaient feu de tout bois et béton de toute chose, mais on commençait désormais à s’inquiéter des lacs empoisonnés.

L’euphorie ainsi fondait en même temps que les glaciers, jusqu’à la déprime d’aujourd’hui. Les nouveaux parlementaires s’accommoderont peut-être de ce climat désormais anxiogène avec cette saillie du docteur Johnson, citée par Jérôme Meizoz: «La perspective d’être pendu le lendemain garantit une admirable concentration d’esprit.»