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Vigueur de l’obscurantisme

Souhaitons que l’affaire de cet enseignant vaudois licencié pour des propos «déplacés» reste un banal règlement de comptes. Plutôt que le symptôme d’un catéchisme puritain en pleine renaissance.

C’était une époque sinistre. Le puritanisme était partout et la délation un sport national. Un mot de travers, une parole un peu épicée et vous y aviez droit. L’acte d’accusation était vite dressé, rendu public et les sanctions devenaient inévitables. Rien ne calmait l’opinion, sauf un châtiment définitif. Cela ne se passait pas au Moyen Age, ni à Vichy, ni en Union soviétique. C’était ici et maintenant.

On ne connaît évidemment que les bribes médiatiques de cette affaire d’enseignant vaudois licencié pour des propos qualifiés tantôt de «sexistes et déplacés» tantôt de «vulgaires» après une lettre soigneusement accusatrice rédigée par un groupe de gymnasiennes. On préférait en tout cas que tout cela soit inexact ou du moins incomplet.

Bien sûr, il n’est peut-être pas spécialement approprié ni d’un goût particulièrement raffiné, de proférer, quand on enseigne, fut-ce à des gymnasiens qui en ont entendu et surtout vu d’autres, des mots comme «bite» «baiser» ou «pute». Mais il n’en demeure pas moins plutôt stupéfiant qu’en 2019 des jeunes, même si ce sont des jeunes filles, s’en déclarent choquées, ulcérées, traumatisées au point d’alerter la hiérarchie, comme on sifflerait la Kommandantur.

Tout cela 50 ans après San Antonio et Histoire d’O, 100 ans après Freud, 5 siècles après Rabelais. Osons-la question: mais qu’enseigne-t-on donc dans les écoles aujourd’hui? «Martine fait sa première communion»? Sommes-nous en train de revenir aux années 1920 qui voyaient l’Ulysse de Joyce interdit pour pornographie, ou dans les années 1950 la Lolita de Nabokov, pour le même motif? Faut-il se réjouir que les Lolita d’aujourd’hui se mettent à jouer les petites filles modèles?

L’affaire tourne carrément à la farce si l’on prend pour argent comptant la version du prof: les crudités sorties de sa bouche l’auraient été dans le cadre d’une étude, qu’il n’aurait même pas choisie, d’un livre de Virginie Despentes, papesse du parler hard mais entrée à l’Académie Goncourt.

Dans ce contexte on trouverait presque rassurant que l’affaire se résume, comme le subodore l’Association vaudoise des maîtres de gymnase «à un règlement de comptes avec un maître farouchement indépendant et un syndicaliste déterminé». Plutôt qu’à un énième symptôme de ce puritanisme généralisé en train de prendre ses aises partout, ce catéchisme de bonnes sœurs qui semble prétendre, dans tous les domaines, au statut de morale universelle et bien sûr univoque. Avec la complicité de réseaux sociaux surpuissants, d’autorités peureuses et paresseuses n’ayant plus qu’une seule ligne de conduite: éviter tout conflit avec la doxa saint-sulpicienne majoritaire.

Une doxa d’autant plus efficace qu’elle encourage la victimisation, avec le résultat que petit à petit, plus personne ne supporte quoi que ce soit. L’offuscation devient une réaction naturelle, automatique. Moi ma communauté, moi mon pays, moi mon genre, moi ma religion, moi mon club de foot, moi mon demi-canton, moi ma famille, moi mes amis, moi petite chose si délicate qui se sent insultée et décoiffée au premier courant d’air. A force chacun se revendique proprement intouchable.

Le statut de victime il faut dire peut s’avérer confortable. Il vous dispense de toute autocritique, sans parler évidemment, quelle horreur, d’une éventuelle remise en question. «Nous sommes à l’ère du gémissement, diagnostiquait il y a plus d’un demi-siècle le féroce chroniqueur et vieux sage Alexandre Vialatte. Il est à la base du progrès, c’est pourquoi le progrès est si triste.» Et l’on ajoutera: la vulgarité pas toujours où l’on pense.