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Les collectifs réinventent la nuit

Désignée capitale romande de la fête dans les années 1990, Lausanne vit un renouveau grâce à de jeunes organisateurs de soirées qui féminisent et politisent la musique.

Dans les années 1980, le street artist new-yorkais Keith Haring venait faire la fête à Lausanne. Il a d’ailleurs dessiné l’enseigne du légendaire club de rock de la Dolce Vita. Vingt ans après la fermeture du club, la conservation de ce fétiche dans les collections du Musée historique de la ville témoigne de la reconnaissance de la culture alternative et noctambule. Lausanne se targue d’ailleurs depuis les années 1990 du titre de capitale romande de la nuit. Une réputation qui a connu quelques épisodes sulfureux, mais qui renvoie surtout à un attrait pour la fête qui ne cesse de se renouveler et de s’adapter au fil du temps.

En 2019, Lausanne compte 23 discothèques qui peuvent ravir les fans de techno, de musique latino, de hip-hop ou de rock à l’ancienne. Mais ces murs et ces styles musicaux disent mal la petite révolution qui se déroule dans les nuits lausannoises.

Les femmes aux platines

 Comme à Londres, Berlin et Paris, où l’on est moins fidèle à un club qu’à un concept de soirées qui peut se dérouler n’importe où, ce sont désormais de jeunes collectifs de DJ’s et d’organisateurs de soirées qui mènent la danse. S’ils sont divers, ces collectifs se caractérisent par une même volonté de décloisonnement, aussi bien du cadre classique de la boîte de nuit, des genres musicaux que des identités et orientations sexuelles. «Par exemple, les soirées queer sont devenues un vrai phénomène à Lausanne», explique l’organisatrice et DJ StaStava. Elle-même participe au mouvement de féminisation et d’hybridation à travers les fêtes qu’elle orchestre avec son association Mega Mood au Bourg. «On a vu beaucoup de collectifs qui défendent la mixité et un éclectisme musical se développer à Berlin. Les jeunes Lausannois se sont dit qu’ils pouvaient répliquer ce mouvement ici.

Les clubs comme le Romandie, le Bourg et le Folklor se les réapproprient en leur déléguant des soirées où ces collectifs s’occupent de la musique, de la ligne graphique, de la communication.» StaStava voit dans ces approches collectives et cette plus grande mixité un effet de l’évolution technique. «Aujourd’hui, il suffit de peu d’entraînement pour devenir DJ. On télécharge sa playlist à la maison sur une clé USB, et on vient se brancher sur les platines pour jouer avec ses potes. Ce changement de technique a favorisé l’arrivée des filles, qui, en groupes, se sentent plus fortes pour s’imposer dans la culture machiste du djing.» Cette jeune et féminine déferlante n’a pourtant pas complètement éclipsé la précédente, celle des grands clubs comme le MAD (Moulin à danse) ou le D! Club, qui misent sur les têtes d’affiches internationales et la qualité du son. Cette dynamique bénéficie du caractère estudiantin de Lausanne; avec l’ECAL, l’UNIL, l’EPFL ou l’École hôtelière, la ville se veut studieuse et fêtarde. «En l’espace de vingt ans, l’École hôtelière est passée de 400 étudiants à bientôt 3’000. Ils sortent beaucoup et sont d’excellents clients», observe ainsi Thierry Wegmüller, l’un des magnats de la nuit lausannoise, patron, entre autres, du D! Club, de son petit frère l’ABC.

Les pionniers de la Dolce

Si la ville rayonne par son statut de capitale nocturne depuis les années 1990, la période précédente était plus morose. Au début des années 1980, sous l’étendard de leur ennui, les jeunes descendent dans la rue manifester leur ras-le-bol. La Dolce Vita ouvre en 1985 sous l’impulsion du mouvement «Lôzane Bouge». Les punks, gothiques, et autres tribus de ces années s’y rassemblent dans des nuages de fumée, des océans de bière, une ambiance libertaire.

Dans la foulée, le MAD ouvre dans le quartier d’entrepôts industriels du Flon. La musique électronique et l’hédonisme conquièrent Lausanne. Grâce à un habile contrat d’exclusivité signé avec les propriétaires du quartier, le MAD parvient pendant de nombreuses années à se maintenir comme le lieu unique pour ce genre musical au centre-ville. Deux concurrents vont pourtant se développer sur les marches de son royaume à la fin des années 1990: le Loft et le D! Club pulsent leur petite musique singulière à 120 bpm et deviennent à leur tour des temples du clubbing.

À Lausanne, la proximité entre bars, clubs et cinémas, le tout accessible à pieds, favorise la déambulation nocturne. À son apothéose, au début des années 2000, la «culture club» hisse la ville au rang d’étape incontournable de DJ’s comme Sven Väth, Roger Sanchez ou Laurent Garnier. L’engouement est tel que deux méga-festivals techno en clubs, Atlantis et Movement, chacun avec son lot de stars des platines, se font face un même week-end à l’aube du millénaire. «Ce sont des années inoubliables où tout se télescopait. En une soirée, on pouvait passer d’un club à l’autre qui proposait chacun des pointures de la techno et de l’électro», se souvient un noctambule de l’époque. C’est aussi le début des débordements. Lasse des bagarres et des déprédations causées par les fêtards partis prolonger la soirée en «after», la Ville décide de baisser le son. Dès 2013, certains clubs sont priés de fermer à 3H du matin et la vente d’alcool est interdite en magasin à partir de 20H le week-end. L’organisateur Olivier Meylan a su tirer son épingle du jeu au moment de ce rappel au calme.

Silence, on danse

Afin d’esquiver les plaintes pour tapage nocturne, l’entrepreneur s’est lancé avec un retentissant succès dans les silencieuses… Silent Discos. Casques branchés sur les oreilles, les fêtards envahissent des lieux insolites. «Les Silent Discos, c’est une sorte de bal 2.0 avec la technologie et la possibilité de participer en sélectionnant ce que l’on écoute, explique-t-il. On cherche des endroits sympas et des collaborations avec des institutions comme Le Musée Olympique et la Nuit des Musées.»

Le redimensionnement des nuits lausannoises a aussi permis à des projets associatifs plus pointus d’éclore. Des festivals culturels mêlant cinéma, performances, concerts et fêtes, parfois dans une ambiance provocatrice, à l’image de la fameuse Fête du slip qui se consacre depuis 2012 à toutes les sexualités, ont fait leur apparition. L’association … E la nave va gère le club Le Romandie depuis son ouverture en 2004. Désormais nichée sous les Arches du Grand-Pont, la salle propose une programmation rock et électro. Une année plus tard, l’Association du Salopard crée le projet culturel du Bourg, scène de niche installée dans un ancien cinéma à tentures florales qui se distingue par un agenda enclin à la découverte. «Notre programmation est parfois assez aventureuse, avec des groupes pratiquement inconnus, reconnaît Dimitri Meier, coprogrammateur au sein de l’association. Mais depuis deux ans environ, on remarque une évolution positive au niveau des entrées.»

La fin des nuits les plus tapageuses n’a pas signé la mort de la culture électro pure et dure. Le Folklor tente ainsi depuis décembre 2016 la jonction entre le clubbing de masse des années 1990 et celui plus alternatif des années 2010. Ce nouveau lieu est un endroit où l’on oublie l’heure pour s’évader sur les sons de collectifs locaux ou de DJ’s superstars bookés par une équipe d’experts. «Nous sommes un club 100% électronique du mercredi au samedi», précise Ramon Lorenzo, un des patrons. Situé au premier sous-sol au nord de la place de la Riponne, le Folkor a su créer une sorte de melting-pot entre les 19-20 ans les mercredis et jeudis et une clientèle un peu plus âgée le week-end. «Notre public est à 80% lausannois, mais des gens viennent de Genève, Berne et Zurich pour écouter des DJ’s internationaux. On a l’avantage de ne pas subir d’agressivité dans le milieu de la musique électronique, ce ne sont pas des petites frappes mais de vrais fêtards passionnés de musique», assure-t-il.

La nuit lausannoise témoigne ainsi d’une étonnante vitalité alors que la vie sociale se déplace toujours plus en ligne. La technologie semble bien au contraire la galvaniser et la diversifier. Elle facilite la formation de communautés sur les réseaux sociaux, elle rend plus accessibles les outils de mixage et de production musicale. Et grâce à elle, on peut même danser sans un bruit!

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Les temples de la nuit

Lausanne a forgé son identité nocturne dans un équilibre entre culture alternative et clubs mainstream. Aujourd’hui, les enseignes pionnières côtoient les nouveaux venus dans un même esprit d’ouverture.

Le Mad, ouvert en 1985
5 étages, 4 dancefloors, un restaurant, un hôtel avec rooftop et un café: le MAD demeure la Mecque des nuits lausannoises mainstream. L’empire a reçu la visite des plus grands DJ’s du monde entier.
www.madclub.ch

Le D! Club, ouvert en 1996
Vingt-trois ans après son ouverture, l’ancien théâtre reconverti en cinéma puis en club, demeure une enseigne emblématique de la ville. Classé à plusieurs reprises comme meilleur grand club de Suisse, il est prisé pour ses soirées étudiantes du jeudi soir. Le week-end, il est la scène des plus grands DJ’s de musiques électronique et de house ainsi que de soirées hip-hop emblématiques et de concerts.
www.dclub.ch

Bar Club ABC, ouvert en 2014
À l’étage, l’ancien balcon du cinéma propose sa propre programmation avec notamment les soirées queer déjantées organisées par le Lausannois Francis Ases et des premières parties de soirée autour de l’humour et du stand up.

Le Jagger’s, ouvert en 2001
Dans une cave, le club rend hommage au chanteur des Rolling Stones ou à son ex-femme Bianca, qui était apparue sur un cheval blanc au Studio 54 de New York. Le son du Jagger’s oscille entre ses deux pôles: rock et disco.

Le Bourg, ouvert en 2005
Murs tapissés, petite scène et balcon: il plane une atmosphère cinématographique sur la salle de spectacle. En toute logique, puisque l’endroit abritait autrefois une salle de cinéma. Concerts, performances, vernissages d’album et DJs sets, la programmation y est riche et éclectique.
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Folklor, ouvert en 2016
Lorsque les autorités imposent une fermeture à 3h du matin à la Ruche, les fondateurs du club décident de créer le Folklor à la Riponne, dans le même esprit festif. Mais cette fois-ci sans aucun risque d’importuner le voisinage.
www.folklor.club

Décennie Collective, de 2010 à 2019
La fête contemporaine prend des airs de groupes Facebook. Le collectif Qult organise des soirées queer au club Le Romandie. La Sacrée Déter défend les artistes locaux au Folklor. Les DJ’s du label Danse Noire mettent régulièrement en avant l’expérimentation électronique. La bande féministe de Où Êtes Vous Toutes cherche, elle, à s’extraire des structures de clubbing ordinaires pour faire la fête dans des buvettes ou d’autres lieux hors circuit.

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«Les soirées lausannoises sont éclectiques et décomplexées»

Le patron du D! Club, Thierry Wegmüller souligne l’importance de se renouveler constamment. Les habitudes changent, les rythmes s’hybrident.

«On ne gère pas un club en dilettante. Je compare souvent cette activité à une table de mixage: on ajuste constamment plusieurs curseurs en même temps. Ce qui était valable il y a trois ans ne l’est plus aujourd’hui. Lorsque nous avons commencé à faire du hip-hop dans les années 1990, les gens ne comprenaient pas que l’on puisse proposer plusieurs styles de musique dans un club et nous avons essuyé pas mal de critiques tout en gardant notre cap. Les esprits ont depuis évolué.

Aujourd’hui, les jeunes écoutent de l’electro et du hip-hop dans la même soirée. Chez nous, le vendredi est dédié aux grands noms de la musique électronique, c’est un peu notre carte de visite. Le samedi, 50% de notre clientèle vient de l’extérieur. Lausanne conserve donc cette image de ville de clubbing de référence en Suisse. Le tourisme de week-end à Berlin, Londres ou Barcelone a certes une influence, mais d’un autre côté, les jeunes commencent à se demander s’il est bien rationnel et écologique de prendre l’avion pour aller faire la fête. J’ai le sentiment qu’ils prennent conscience de leur responsabilité sur ce que va devenir le monde, et c’est une bonne chose.»

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Une version de cet article est parue dans The Lausanner (no3).