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Swiss style et horlogerie, le rendez-vous manqué

Les horlogers suisses répètent volontiers qu’ils maîtrisent leur production jusqu’au moindre détail. Dans une montre, disent-ils, chaque micro-élément occupe sa juste place. C’est sans doute vrai en matière de mécanique. Mais il y a aussi, dans la pièce, un éléphant dont personne ne parle: la typographie.

Qu’il s’agisse des chiffres (pour les heures et la date) ou des lettres (pour le logo de la marque, le nom du modèle ou encore l’indication Swiss made), les caractères typographiques jouent un rôle central dans l’identité d’une montre. Ils peuvent évoquer le classicisme, la tradition, mais aussi la force, la précision, la technique…

Chaque police typographique renvoie à un univers précis. Dans l’horlogerie suisse, pourtant, les caractères sont souvent choisis et assemblés sans véritable réflexion. «Il suffit de jeter un œil sur la production horlogère contemporaine pour s’en rendre compte: chez la plupart des fabricants, les choix typographiques manquent d’originalité et de professionnalisme», dit le designer Vincent Sauvaire, qui a écrit un mémoire sur ce sujet lors ses études à l’Ecole cantonale d’art de Lausanne (Ecal).

Un «vide sidéral»

Le designer horloger indépendant Eric Giroud, qui travaille pour plusieurs fabricants, se montre tout aussi sévère: «L’usage de la typographie dans l’horlogerie suisse relève d’un vide sidéral, lâche-t-il. C’est très étonnant. Je suis architecte de formation, j’essaie donc d’être rigoureux sur ces questions-là. Mais je constate une méconnaissance terrible du côté des marques: les responsables ne se rendent pas compte de l’importance de la typographie.»

Il arrive que des horlogers choisissent un logo en se basant sur leur seul goût personnel. Plutôt que d’aller à l’essentiel en réduisant le vocabulaire graphique, ils optent pour un mélange de polices et donnent libre cours à leur fantaisie. Résultat: des incohérences que l’on remarque sur de nombreuses pièces, y compris auprès des fabricants les plus réputés.

Le logo d’Audemars Piguet, par exemple, a longtemps affiché deux types d’empattements peu compatibles (il a été corrigé récemment). Sur un cadran de Vacheron Constantin, les jours de la semaine étaient bizarrement indiqués dans des typographies différentes. Même le géant Rolex, considéré comme l’un des plus fiables en matière de typo, est parfois pris en faute: il présente sur son site internet un cadran de son modèle Explorer avec un interlettrage irrégulier entre le L et le O.

Abus d’Arial?

Chez la plupart des fabricants, c’est «un vrai festival de maladresses», résume Eric Giroud. «Et les erreurs typographiques ne se limitent pas aux cadrans. On les remarque aussi sur les mouvements, où des gravures indiquent par exemple le nombre de rubis… Les ingénieurs ajoutent tout un blabla sans se soucier de typographie: ils collent de l’Arial partout» (le caractère Arial est considéré comme une copie bon marché du célèbre Helvetica, ndlr).

Le problème est souvent lié au processus de création. «Quand nous recevons un brief pour une nouvelle montre, l’univers typographique n’est même pas évoqué, indique le designer Antoine Tschumi, dont l’agence Neodesis travaille pour plusieurs maisons. Il arrive même que le brief se résume à une discussion dans un café!» Comment expliquer une telle légèreté? Le soin maniaque du détail qui avait fait la réputation de cette industrie se serait-il émoussé dans l’euphorie des années de croissance? «C’est possible, répond Eric Giroud. Les marques ont pu écouler leurs modèles sans se donner trop de peine en matière de recherche typographique.»

La question est aussi culturelle. «Les compétences de graphiste ne sont pas valorisées dans l’horlogerie et c’est regrettable, poursuit son confrère Antoine Tschumi. La question du budget domine toutes les autres: pour créer une montre de milieu de gamme, par exemple, un designer dispose de 100 à 200 heures de travail au total. Il aurait besoin de davantage de temps pour effectuer un vrai travail typographique.»

Une vraie carte à jouer

Encore faudrait-il que les designers horlogers soient formés à la typographie… «La filière horlogère des Hautes écoles spécialisées à Neuchâtel n’inclut pas de cours de typo, déplore Antoine Tschumi. Leur formation n’est pas assez pratique.» Même constat à Genève, où la nouvelle chaire en design horloger de la HEAD (Haute école d’art et de design) n’inclut pas non plus de cours de typographie.

Ce désintérêt est d’autant plus étonnant que l’horlogerie suisse dispose d’une vraie carte à jouer pour séduire les clients sensibles à la beauté des chiffres. Le pays est considéré comme le berceau de la typographie moderne. Les professionnels vénèrent le fameux Swiss style, celui qui a dominé le secteur graphique mondial pendant plusieurs décennies et qui a influencé tant le minimalisme des produits Apple que la signalétique du métro new-yorkais. Or les marques horlogères suisses n’ont pas voulu, ou pas su, capitaliser sur cette réputation — mis à part quelques exceptions comme Mondaine et sa reprise du cadran ferroviaire, ou encore Ventura qui a commandé un cadran à Adrian Frutiger.

«Mais il ne faut pas oublier que le graphisme suisse est une notion relativement récente: elle remonte aux années 1940 tout au plus», rappelle le professeur de typographie François Rappo. Alors que les grandes manufactures horlogères font appel à une tradition beaucoup plus ancienne. «Leur ADN est plus fort que celui du graphisme suisse», ajoute-t-il en évoquant les créations de Patek Philippe et Breguet.

Des Allemands plus sensibles

Au cours des dernières décennies, ce sont ainsi des marques allemandes comme Junghans (avec son cadran dessiné par Max Bill en 1961) ou encore Nomos Glashütte qui ont pu se positionner sur le segment de la rigueur contemporaine. «Le grand talent de ces marques, c’est de travailler avec des designers qui ont été formés à la typographie», relève le journaliste horloger Timm Delfs, coauteur d’un livre sur le design horloger («On Time», Museum für Gestaltung, Zurich).

Les marques suisses vont-elles les imiter? Vincent Sauvaire y croit. «C’est parce que j’étais fasciné par le style typographique international et notamment le travail de Josef Müller-Brockmann autour du système de grille que j’ai choisi de venir étudier le graphisme et la typographie en Suisse, raconte-t-il. Et comme j’ai été étonné par l’ampleur du travail qui restait à faire à ce sujet dans l’horlogerie, j’ai commencé à proposer mes services aux grandes marques.» Avec un certain succès: il eu l’occasion de collaborer avec plusieurs entreprises basées en Suisse, dont Vacheron Constantin et La Montre Hermès.

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Une version de cet article réalisé par LargeNetwork est parue dans le magazine EuropaStar.