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22. Où un terroriste potentiel s’intéresse aux mécanismes de déclenchement des avalanches

Vingt-deuxième épisode de notre feuilleton de politique-fiction. Ce récit présente le scénario catastrophe auquel le Forum de Davos a échappé de justesse en délocalisant sa prochaine édition à New York.

Dans la nuit qui précède le Forum de Davos, chacun se prépare. D’une part, le commandant Moritz surveille aussi bien les invités que les non-invités dans les neiges nocturnes. D’autre part, Max, conférencier invité, se retrouve au lit avec la belle Frénésie, directrice de l’hôtel.

Et pendant ce temps-là, le jeune Japonais Tsutsui monte au-dessus de la station pour s’attaquer à un relais de téléphonie mobile. Ce fils putatif de Max a construit dans la nuit un mystérieux bonhomme de neige. Lire ici le début du récit.

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Chapitre 22.

Au pénitencier, Tsutsui avait deux sujets d’étude à mettre sous son microscope personnel: les pattes de mouches en été et les cristaux de neige l’hiver.

Chaque cristal possède une structure hexagonale, mais il en existe plusieurs centaines de types. Les formes varient du bâtonnet à l’étoile, en passant par la colonne creuse et l’aiguille. Quand on le piétine, chaque cristal produit un son différent. Le grésil ne tinte pas comme les plaquettes. Le givre opaque des profondeurs sonne plus clair que les gobelets.

Tsutsui exigeait des autres détenus qu’ils respectent une surface de neige vierge dans la cour. Pour ses prélèvements. Il faisait des observations sur la nature de grains, sur les métamorphoses des états de la neige, sur la masse volumique et le diamètre moyen des cristaux.

Il entretenait avec l’Académie des neiges de Sapporo une correspondance savante, espérait voir son nom associé à un cristal qu’il aurait découvert là, dans la cour, loin des conditions extrêmes et des avalanches gigantesques. La littérature scientifique se souviendrait de lui comme elle honore le Grand bleu, le papillon que Nabokov a découvert en Amérique du Sud.

Quand il neigeait pendant la nuit, Tsutsui se réjouissait d’aller faire un prélèvement dans la cour. Les détenus trouvaient bizarre sa passion pour la neige vierge, mais la respectaient. Les matons eux sont des tordus. Ils urinaient dans son carré, le piétinait.

Après que cinquante-deux détenus aient signé une lettre à l’administration centrale les matons l’ont laissé en paix. Une pétition pour la sauvegarde d’un mètre carré de neige vierge!

Ils ont prétendu que Tsutsui y cachait des armes, se sont vengés au centuple par d’autres vexations et corvées. Ils l’appelaient Tsutsui-la-Neige, comme s’il était enfermé pour trafic de cocaïne.

Encore cinq virages, Tsutsui les compte en levant la tête, grâce aux piquets dans la neige. Il gravit la piste bleue, pour skieurs débutants, à flanc de coteau, en ligne droite pendant un kilomètre. Puis il amorce un angle aigu et recommence. Plus il s’élève et plus la température baisse.

Le crissement de la neige sous ses pas monte d’un ton. Il faut tâcher de suivre la piste damée pour ne pas enfoncer. Plus bas, la neige était dure parce qu’une sous-couche glacée s’était formée après un léger redoux. Ici, poudreuse en quantité, tassée sur les pistes, traître en dehors. Avec les cinq centimètres de neige fraîche tombée en fin d’après-midi, la surface se présente uniforme.

Il faut donc suivre de très près les piquets bleus qui marquent l’emplacement probable d’un passage damé. La semelle s’y marque à peine. Quand on sort du périmètre, on brasse d’un coup la poudreuse jusqu’aux genoux.

Au prochain piquet bleu, il repart dans l’autre direction. D’ici, la vallée de Davos semble un vallon enfermé entre deux chaînes de montagnes qui tranchent sur le bleu de la nuit. La voie lactée compte des milliards d’étoiles, Tsutsui n’en voit qu’une portion, le reste est masqué par le relief.

A chaque mètre qu’il gravit, le ciel découvre un peu de son immensité. Une coulisse de théâtre s’enfonçant dans le plateau de scène. Pas un bruit, juste le crissement régulier de la marche qui réveille les pensées.

Il concentrait ses études sur la métamorphose des cristaux. A propos de la neige en grandes quantités, celle qui provoque les avalanches, il en était resté à la théorie, n’ayant pas accès au toit de la prison où se formaient des strates particulièrement intéressantes.

Il étudiait donc à distance les trois types d’avalanches successives: avalanche de neige récente, avalanche de plaques et avalanche de fonte. Il était capable de démontrer que toute avalanche se ramène à l’un de ces trois types. Pour ce qui est de la mécanique du déclenchement, il soutenait que la neige est un fluide visqueux.

Cette nuit, à chaque pas, il écrase non seulement des millions de cristaux, mais il contribue à modifier en profondeur la viscosité des sous-couches.

Il ne faut pas trop qu’il y pense, sans quoi il restera paralysé. Parfois il vaut mieux ne pas en savoir trop, feindre l’ignorance, ça donne au monde plus de mystère. On appelle alors la neige comme tout le monde: le grand manteau blanc.

On la piétine sans arrière-pensée, pour arriver le plus vite possible sous le relais de télécom, s’y faire voir et redescendre.

(A suivre)

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Jusqu’au 30 janvier 2002, les épisodes de «Davos Terminus» sont publiés sur Largeur.com chaque lundi, mercredi et vendredi. Lire ici le vingt-troisième épisode.

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A la même cadence, «Davos Terminus» est publié en traduction anglaise par nos confrères new-yorkais d’Autonomedia.org et en allemand sur le site zurichois Paranoiacity.ch.