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Quand les dinosaures se frottent les pattes

Les revendications syndicales à l’occasion de la grève des femmes pourraient s’avérer trop carrées pour faire réellement avancer la cause.

C’est de la grosse artillerie: la semaine de 30 heures, un salaire minimal à 4000 francs, l’allègement du «fardeau de la preuve» en cas de plainte pour harcèlement, une plus grande protection contre les licenciements en cas de maternité, un congé parental de 24 semaines. Les revendications de l’Union syndicale suisse (USS) – en faveur des femmes au travail – ne font pas dans la demi-mesure, sous un slogan explicite, avec en point de mire la grève des femmes du 14 juin: «Plus de temps, plus d’argent et plus de respect.»

En gros, travailler moins pour gagner plus, avec en prime un emploi protégé, bref un programme plus qu’ambitieux, dont même les fonctionnaires les plus calfeutrés – hommes comme femmes – n’osent plus rêver depuis longtemps.

Certes, ces mesures pourront apparaître comme particulièrement justifiées au regard des statistiques tout à fait accablantes: deux fois plus nombreuses dans la catégorie des bas salaires, les femmes reçoivent, en moyenne chacune, 660 francs par mois de moins que les hommes. Sauf qu’y aller ainsi au marteau, à la faucille et au pic à glace, c’est donner des arguments et une bonne conscience retrouvée à la lourde troupe de dinosaures patriarcaux, qui en manquaient notoirement.

Vous savez, ces types secrètement nostalgiques des temps préhistoriques où par exemple, au début des années 1960 à Genève, les TPG, contraints et forcés par le plein emploi, s’étaient résignés, en s’excusant presque, à engager des femmes. Mais pas comme conductrices, on n’allait pas risquer une grève massive des voyageurs. Non, comme simples receveuses. Mais sans casquette. Parce que la casquette, jugeait-on, comme le raconte le Journal de Genève de l’époque, cela aurait «fait trop mascarade».

Bref, nos amis les dinosaures auront beau jeu de rétorquer, et le font d’ailleurs déjà, que la question des salaires minimaux a été tranchée récemment par le peuple et que dans notre beau et sain pays, le respect de la volonté populaire prime tout, y compris la cause catégorielle des femmes. Que la réduction mécanique du temps de travail est une aberration économique à laquelle on pourra préférer la plus aimable flexibilité d’horaire, mieux à même de couvrir la diversité presque infinie des cas et des situations.

Aussi que le congé parental égal pour tous ajoute de l’inégalité à l’inégalité puisqu’il tient pour rien l’épreuve de la grossesse et de l’accouchement. Que l’allègement du fardeau de la preuve est la porte ouverte à des dérives judiciaires et comportementales observables ailleurs déjà, aux Etats-Unis par exemple. Avec les deux sexes observant au travail des distances de sécurité, les unes pour éviter l’agression, les autres pour ne pas en être accusés à tort.

Les dinosaures précités se gaussent déjà par exemple du fait que la commission de dépôts de plainte – mise en place au Conseil national après l’affaire Buttet et les confessions de parlementaires racontant avoir été harcelées – n’en ait pour l’heure pas enregistré une seule, de plainte. Ce qui permet aux vieux reptiles des “pas perdus” de suggérer qu’il s’agissait surtout de faire parler de soi et d’embrasser avec gourmandise et profit l’air du temps.

Personne n’oserait ouvertement soutenir que l’égalité au travail soit un mauvais combat. Mais, sauf à vouloir enfoncer des portes qui resteront d’autant fermées qu’on tapera dessus sans discernement, cette bataille mérite peut-être davantage de ruse, de confiance en soi et d’audaces individuelles. Plutôt qu’un rouleau compresseur collectif broyant tout, y compris la notion même d’égalité et ne tenant compte de rien, surtout pas de la complexité des trajectoires.

Ce qui n’est évidemment pas une raison de ne pas aller manifester le 14 juin pour la justesse de la cause