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«La montre mécanique est éternelle»

Jean-Claude Biver fait partie de ceux qui ont permis à l’horlogerie suisse de surmonter la crise du quartz. À 69 ans, le plus suisse des Luxembourgeois livre son regard aiguisé sur une industrie qu’il a contribué à transformer.

Une version de cet article réalisé par LargeNetwork est parue dans PME Magazine.

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C’est vêtu d’une tenue décontracté que Jean-Claude Biver fait son entrée dans le hall du Beau-Rivage de Lausanne en cette fin janvier. Il est accueilli par un membre de la direction et par un labrador qui se jette sur lui comme sur son maître. Une fois installé dans le salon Beaux-Arts, il s’enthousiasme lorsqu’on lui présente un des premiers numéros de PME Magazine, où il figurait en couverture avec son frère Marc. Une transition toute trouvée pour retracer l’histoire et regarder avec confiance vers le futur.

Il y a trente ans vous étiez à la tête de Blancpain depuis quelques années. Le secteur horloger commençait à se remettre de la crise du quartz. On parlait alors du «retour du tic-tac». Un souvenir marquant de cette période?

Un jour j’étais dans la boutique Fiumi de via Manzoni à Milan, le temple de l’horlogerie traditionnelle de l’époque, lorsque j’ai entendu un client se plaindre du retard de sa montre mécanique. Le quartz avait habitué les consommateurs à une précision inconnue auparavant, pour un prix bien inférieur. La réponse de M. Fiumi fut extraordinaire: «Vous êtes un seigneur, et en tant que tel vous n’est pas tenu de respecter des horaires précis, vous faites ce que vous avez envie de faire. Votre montre est parfaite pour vous. C’est un objet de prestige, un œuvre d’art, c’est pour cela qu’un seigneur comme vous la porte.» Cet échange m’a inspiré jusqu’à ma période chez Hublot: prestige, luxe, art, status symbol et exclusivité sont les arguments de vente qui ont caractérisé le retour en force du «tic-tac».

Vous êtes «l’homme qui a sauvé la montre mécanique». C’était une conviction ou une intuition?

Une conviction sur le fond, et une intuition sur la forme. À la fin des années 1970, les ex-hippies étaient devenus des consommateurs sensibles aux thèmes environnementaux. Alimentation bio, végétarisme, retour à la nature et aux traditions étaient ancrés dans cette culture, dont j’avais fait partie. Or, les batteries sont polluantes et je pensais que produire des montres mécaniques était juste. J’avais aussi l’intuition que l’horlogerie traditionnelle aurait pu être mon gagne-pain, mais je n’aurais jamais imaginé le succès que nous avons eu avec les différentes marques que j’ai dirigées.

Vous avez fait partie des premiers à investir le marché chinois en misant sur les modèles haut de gamme. Était-ce un pari?

Nous savions que la Chine allait se développer mais nous avons eu le courage d’être les premiers. Ma certitude venait de ce que j’appelle le «syndrome Ferrari». Tous les enfants rêvent de ces voitures, et lorsqu’ils deviennent des hommes et peuvent se permettre un achat de luxe, la question ne se pose même pas: ils achèteront une Ferrari. Je voulais être le premier à frapper l’imagination sur ce marché prometteur.

Une autre phase importante de ces trente dernières années: les consolidations et regroupements autour des «Big Four». Une étape essentielle pour préserver le savoir-faire helvétique?

En 1980 lors de la crise, seule une union industrielle pouvait permettre à la Suisse de rattraper son retard technologique dans le quartz. Ce regroupement a été encouragé (par les banques et la Confédération, selon les conseils de Nicolas G. Hayek, ndlr) pour créer une grande industrie pouvant faire face à la concurrence japonaise. Aujourd’hui, avec les montres mécaniques ce phénomène de consolidation se poursuit, mais pas pour des raisons de survie. Il s’agit à mon sens d’une tendance du marché global.

Pouvez-vous citer trois modèles emblématiques de ces trente dernières années?

La Rolex Daytona, l’Omega Speedmaster et l’Audemars Piguet Royal Oak. Si je dois citer une montre qui a caractérisé les années 1990, je dirais la Blancpain Phases de Lune, car elle a marqué la fin des années 1980 par la réintroduction d’une complication qui avait complètement disparu. Même si vous ne voudrez pas l’écrire (rires), je pense que la montre qui a marqué les années 2000 est la Hublot All Black, parce que c’est le premier modèle qui a affiché ouvertement le fait d’être un objet de prestige: on n’achetait pas cette pièce pour lire l’heure, c’était une marque de prestige. Évidemment, en ce qui concerne cette décennie, l’Apple Watch est la seule à avoir su bouleverser tout un marché au niveau mondial, quoique moins en Suisse.

À l’orée des années 1990, l’industrie horlogère suisses employait 30’000 personnes, contre 55’000 actuellement. Qu’en sera-t-il ces prochaines années?

Je vois sûrement une croissance du chiffre d’affaires de l’horlogerie, ainsi que de l’emploi dans le domaine, notamment grâce à l’Apple Watch. Ceci pour les mêmes raisons qui ont fait de la Swatch un moteur pour toute l’industrie. A partir de 1982, tous les enfants portaient une Swatch: ça n’existait pas auparavant. L’Apple Watch déclenche d’une certaine manière le «syndrome Ferrari». Le jeune qui l’achète aujourd’hui, a plus de chances de rêver d’une «vraie montre suisse de prestige» par la suite, puis de l’acquérir lors de grandes étapes de sa vie.

Apple est le premier producteur de montres au monde, cela représente-il un danger pour l’horlogerie suisse? Quelle importance auront les montres connectées à l’avenir?

La Suisse n’est pas un pays leader dans le secteur des télécommunications. Pour cette raison, il n’y a pas de vraie concurrence entre Apple et une quelconque manufacture du pays, un peu comme entre Coca-Cola et un bon vin de Bordeaux. La Chine, le Japon et les États-Unis (notamment grâce aux systèmes d’exploitation iOS et Android) ont un vrai leadership dans les TIC, alors que la Suisse est plutôt bien positionnée en ce qui concerne les machines, la pharma, les biotechs, la finance et bien sûr l’horlogerie. L’existence de l’horlogerie suisse n’est pas liée au destin de la montre connectée, car très peu de marques sont intéressées par ce marché soumis à l’obsolescence, parfois programmée. La montre mécanique est éternelle, et l’éternel n’a pas de concurrence.

Quel sera le visage de l’industrie horlogère suisse dans 30 ans?

Les montres mécaniques ont une âme, qui leur est donnée par le travail manuel des artisans. Si elles devaient commencer à être construites par des robots elles auront perdu ce qu’elles ont de plus précieux. Je pense que la montre du futur sera sûrement plus précise, plus résistante, elle n’aura pas besoin d’entretien pendant des périodes très longues et elle aura une réserve de marche de plusieurs années. Avec ces innovations, la Suisse continuera d’être leader du marché horloger de prestige.

Osez-vous une prédiction pour les marchés dominants à l’avenir?

La Chine va sûrement rester dans les premiers rangs. Ce n’est que le début pour ce marché où la classe moyenne commence tout juste de se développer. Imaginez-vous: sur le long terme on estime qu’il y aura 600 millions de personnes dans ce pays qui pourront s’acheter par exemple une VW Golf, c’est énorme! Les Etats-Unis vont sûrement rester importants, mais l’Amérique du Sud, l’Inde et l’Indonésie sont des marchés à suivre avec une attention particulière.

Le marché des montres d’occasion est en pleine croissance. Comment les marques doivent-elles se positionner sur ce segment?

Les marques ont beaucoup d’intérêt à maîtriser ce marché. Cela devrait se faire par la création de certificats, car le consommateur qui achète une montre «pre-owned» attend une qualité très proche du neuf. Évidemment, il sera prêt à payer jusqu’à 25% plus cher pour une pièce certifiée et garantie par la marque.

Quel est selon vous votre plus grand échec professionnel?

Suite à mon divorce, mon plus grand échec personnel, j’ai décidé de vendre Blancpain. C’est ce que je regrette le plus au niveau professionnel.

Votre plus belle réussite?

Ce sont sans doute les hommes qui se sont développés et formés à mes côtés: Ricardo Guadalupe, l’actuel CEO d’Hublot, qui n’était pas forcément destiné pour arriver là où il est aujourd’hui. Il gère la marque comme si j’y étais. Je suis aussi très fier d’avoir inspiré le CEO de Rolex, Jean-Frédéric Dufour. Il en est de même de l’actuel patron de Zénith, mon ami Julien Tornare qui possède un très grand potentiel. Je lui prédis un bel avenir. Pour un dirigeant, il est «in fine» plus important de former des gens que «seulement» de gagner des millions.

Quelle est selon vous la clé du succès pour être un bon entrepreneur?

Oser se tromper, corriger très vite et avoir le courage de faire faux et de l’avouer à son équipe. Toujours chercher avec obstination et obsession à être premier, différent et unique. Et ne jamais penser qu’on est arrivé au sommet de la montagne car si on le pense, c’est qu’on est déjà dans la descente

Vous avez souvent déclaré ne dormir que quelques heures par nuit. Est-ce un choix? Avec quels bénéfices sur votre activité professionnelle?

Ce n’est pas un choix, c’est devenu une règle qui m’a été inculquée par Jean-Pascal Delamuraz (ancien conseiller fédéral, ndlr). Il m’a donné un jour rendez-vous à 5h du matin en me disant: «Je veux t’apprendre que si tu travailles 2 heures de plus que tes concurrents pendant 300 jours par année, cela fait 600 heures, et si tes concurrents travaillent 40 heures par semaine cela fait donc 15 semaines, autrement dit 4 mois d’avance sur les autres.» Je l’ai fait, et cela a marché!

Combien de Patek Philippe possédez-vous? Quels sont vos critères pour acquérir une nouvelle montre?

J’ai une collection d’environ 60 pièces. Au tout début je choisissais au feeling et à l’esthétique, ce qui m’a fait acquérir des montres qui me plaisent mais qui n’ont pas toujours une valeur historique. Dernièrement, grâce aux conseils d’un ami, je me suis attelé à l’achat de montres plus pointues, qui ont marqué l’histoire de l’horlogerie, dont des pièces uniques de chez Patek Philippe. Mais je possède aussi des pièces des autres grandes marques horlogère tels que Rolex, Audemars Piguet et bien entendu aussi Hublot.