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L’art brut défend ses spécificités

Sarah Lombardi, directrice de la Collection de l’Art Brut, évoque l’évolution du lieu d’exposition lausannois connu dans le monde entier, alors que l’art des marges intéresse toujours plus l’art contemporain.

Les murs noirs de la Collection de l’Art Brut indiquent aux visiteurs qu’ils pénètrent dans un univers où les conventions s’éloignent des codes classiques de l’art. Un large public et des artistes de tous bords se passionnent pour ces productions en marge, exécutées par des personnes sans formation artistique et sans relation à l’art, qui créent donc à partir de leurs seules «impulsions», selon la définition de Jean Dubuffet, premier théoricien de l’art brut. L’artiste français a sillonné les hôpitaux psychiatriques et autres lieux d’enfermement pour glaner des œuvres inventives et intenses, douloureuses parfois. Fâché du dédain que sa collection rencontre en France, il en fait don à la Ville de Lausanne en 1971. Celle-ci expose depuis 1976 la première collection du genre, et la plus importante du monde, dans l’ancien Château de Beaulieu, une bâtisse du XVIIIe siècle. À sa tête depuis 2012, Sarah Lombardi, historienne de l’art, y gère les expositions, tout en continuant d’acquérir des œuvres pour compléter ses fonds et rendre compte de la survivance d’un art «hors-les-normes» à notre époque hautement connectée.

Comment vous êtes-vous intéressée à l’art brut?

Je garde un souvenir d’une visite de la Collection, à l’âge de 8 ans. L’espace sous les toits en sous-pente où étaient exposées les poupées de tissu de Michel Nedjar m’avait impressionnée. Elles étaient trempées de peinture rouge, ou de sang animal. Elles faisaient référence à la mort, à l’Holocauste, ce que mon regard d’enfant n’avait évidemment pas saisi. Durant mes études d’histoire de l’art, j’ai eu Michel Thévoz comme professeur. Il partageait son temps entre l’université et la direction du musée. S’il ne consacrait pas de cours à l’art brut, il l’évoquait parfois par la bande, ce qui a éveillé ma curiosité. J’ai fait un premier stage dans l’institution, puis j’ai travaillé pendant trois ans à Montréal pour une association d’art thérapeutique. À mon retour, j’ai obtenu un mandat à l’Art Brut, qui s’est transformé en poste de conservatrice puis de directrice en 2012.

Quelle est l’histoire de cette collection à nulle autre pareille?

L’artiste français Jean Dubuffet commence à s’intéresser dès 1942 à de nombreuses formes d’art en marge: art naïf, dessins d’enfants, travaux asilaires, tatouages, etc. En 1945, la section lausannoise de l’Office national suisse du tourisme l’a invité en Suisse, dans le cadre d’un projet de rapprochement avec les pays limitrophes après la guerre. Il a demandé à visiter des hôpitaux et des prisons, étant à la recherche de travaux hors de la culture élitaire et officielle. Le psychiatre Walter Morgenthaler de la clinique de la Waldau à Berne, et son successeur, Jakob Wyrsch, lui font connaître les travaux d’Adolf Wölfli, devenu l’un des grands noms de l’art brut, et le docteur Wyrsch lui donne un premier dessin. Dubuffet a commencé alors à collecter, à troquer des œuvres contre du matériel à dessiner ou de la nourriture. Il a élargi ses critères géographiques et sociologiques, ne se limitant pas aux productions des personnes internées, en se fondant sur des principes esthétiques d’inventivité, de force graphique.

Vous continuez à nourrir la collection avec de nouvelles acquisitions. Qu’est-ce qui distingue les œuvres actuelles des œuvres historiques?

Le contexte a changé. Aujourd’hui, l’art brut n’est plus vraiment le fait de personnes internées. La production artistique n’est plus spontanée dans les hôpitaux psychiatriques, mais encadrée par des ateliers d’art-thérapie. Ces créations n’ont pas vocation à être intéressantes d’un point de vue artistique, même s’il existe quelques exceptions. Nous faisons aujourd’hui beaucoup de découvertes chez les retraités. Par exemple, Bernadette Touilleux (1923- 2010), qui s’occupait d’une mercerie, s’est consacrée pleinement à la création à sa retraite. Elle a conçu notamment des sculptures d’avions-bombardiers à partir d’éléments de mercerie. Le contraste entre la violence du sujet et la délicatesse de sa représentation, avec des liserés dorés, m’a séduite.

Et en termes de techniques?

L’une des différences tient à l’intégration de la photographie dans notre collection. Dubuffet prétendait que ce médium ne permettait pas d’être pleinement maître de sa création. Mais certains auteurs, comme l’Américain Eugene von Bruenchenhein, dépassent ce jugement.

De nombreux artistes de tous bords comme Thom Yorke, le chanteur de Radiohead, ou David Bowie en son temps, citent votre collection comme une référence. Comment expliquez-vous une telle attirance?

Pour les artistes, l’art brut est nourrissant. Omar Porras, directeur du théâtre lausannois Kléber-Méleau, vient au musée systématiquement avant d’entamer une nouvelle création. Thom Yorke avait un professeur pendant ses études à l’École des beaux-arts qui l’avait initié à l’art brut. Un groupe de pop comme MGMT a reproduit une œuvre d’Aloïse pour illustrer son dernier album dans la version vinyle. J’ai même reçu hier la photo d’une personne qui s’est fait tatouer un dessin d’Henry Darger à Lausanne! Cette liberté propre aux auteurs d’art brut à inventer en détournant des matériaux, en utilisant par exemple du charbon, des cailloux, des coquilles d’huîtres, qui fascinait déjà Dubuffet, conserve ce même magnétisme pour les artistes d’aujourd’hui.

L’art contemporain a aussi commencé à s’intéresser à ces travaux en marge. Comment un tel mouvement d’intégration influence-t-il une institution comme la vôtre?

Effectivement, nous remarquons une augmentation des demandes de prêts de la part de grands musées comme le Centre Pompidou, par exemple. Dans le monde de l’art contemporain, beaucoup de gens regardaient l’art brut avec un œil condescendant. Ils venaient avec des préjugés négatifs liés à l’auteur marginalisé sans s’arrêter sur les œuvres. Depuis qu’ils voient l’art brut dans un contexte d’art contemporain, ils ont adopté un discours complètement opposé qui dit en substance: «Mais pourquoi parler d’art brut? C’est de l’art tout court.» C’est comme si la reconnaissance de l’art brut par l’art contemporain passait par l’abandon total de la spécificité de ses productions, et de son appellation d’origine. Il reste primordial à mes yeux de réaffirmer les spécificités de ce champ, qui n’est certes plus défini aujourd’hui par la notion d’autodidacte, mais par le fait que ces auteurs n’ont jamais cherché à être des artistes, ni à être reconnus et qu’ils ne produisent pas en réaction à d’autres œuvres issues de l’art actuel.

Cette forme d’isolement culturel que vous décrivez existe-t-elle vraiment encore aujourd’hui?

Bien sûr. Les nouveaux auteurs que nous avons présentés jusqu’en décembre sont des personnes qui n’ont pas connaissance de l’art et qui ne cherchent pas à se positionner dans ce domaine. Ils n’étaient pas destinés à devenir des artistes mais à un moment donné, pour différentes raisons, ils se sont dirigés vers la création.

Que prévoyez-vous pour 2019?

Jusqu’en avril, nous présenterons une exposition consacrée à l’art brut au Japon réunissant 24 auteurs dont les œuvres n’ont pour la plupart jamais été montrées en Europe.

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Une version de cet article réalisé par LargeNetwork est parue dans The Lausanner (no 2).