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L’exception qui infirme la règle

Quel rapport entre les parents qui décident de scolariser leurs enfants à la maison, les industriels de l’armement qui réclament une libéralisation des ventes de matériels militaires et les bons apôtres qui viennent en aide aux migrants clandestins?

Sans doute à peu près aucun. Sauf peut-être la conviction inébranlable que dans un domaine précis, qui par hasard les concerne au premier chef, la loi, la règle ou les habitudes prédominantes ne sont pas bonnes, ou en tout cas pas faites pour eux. Et qu’ils sont parfaitement légitimés à s’asseoir dessus. Avec parfois la bénédiction plus ou moins sincère de l’État.

Fédéralisme oblige, tous les citoyens ne sont pas égaux devant l’exception. C’est le cas par exemple des parents estimant que, tout formidable qu’il soit, le système scolaire en vigueur ne convient pas à leurs précieux enfants, différents de tous les autres par on ne sait quelle miraculeuse intervention divine, quelle baguette de bonne fée. Ils ont en effet intérêt à habiter plutôt le canton de Vaud ou de Neuchâtel, qui tolèrent l’enseignement donné à domicile par les parents, que le Valais ou Genève qui découragent la pratique. Preuve que l’on navigue en plein arbitraire.

Pour autant les arguments invoqués par la ministre vaudoise de la Formation Cesla Amarelle, qui entend restreindre les conditions d’accès à l’enseignement à domicile, peuvent laisser dubitatifs et sembler propres même à encourager de nouvelles sécessions: «Ces enfants disparaissent quasiment du radar de l’école publique… Il y a aussi un enjeu collectif: la volonté de faire partie d’une collectivité, par-delà toutes les différences, prend sa source dans l’école.» Voilà qui chez des esprits suspicieux pourraient évoquer un petit parfum orwellien.

Les industriels de l’armement, eux, semblaient n’avoir rien à craindre de l’Etat, mais ils ont joué de malchance: au moment où le Conseil fédéral, business oblige, paraissait tout disposé à accéder à leur demande d’assouplissement des conditions de vente d’armes à des États étrangers même en guerre, l’affaire Khashoggi est venue tout mettre par terre. C’est ce qu’explique avec une pointe de regret bien perceptible Johann Schneider-Ammann: «Nous sommes parvenus nous-mêmes à la conclusion qu’il n’était ni très réaliste, ni très intelligent de continuer le processus de libéralisation dans un tel moment.» Le triomphe attendu de la petite réalité commerçante sur les grands principes moraux est donc remis à des jours meilleurs.

Quant au soutien apporté aux clandestins, le législatif de la ville Zurich vient d’ouvrir une vraie brèche en votant, contre l’avis de l’exécutif, l’instauration d’une carte d’identité locale, accessible également aux personnes en séjour irrégulier. En gros une «Züri City Card» sur le modèle de ce qui se fait à New York. L’argument invoqué par l’exécutif pour s’opposer à cette mesure était simple: elle allait contre le droit des étrangers, que les villes sont évidemment tenues d’appliquer. Au nom d’un humanitarisme militant, on décide donc de contourner l’Etat de droit, qui devient à géométrie variable.

L’avenir dira quelle sera la marge de manœuvre de ceux qui se sentent meilleurs enseignants que les enseignants, ou qui estiment légitime de pouvoir vendre n’importe quoi à n’importe qui, ou encore qui entendent décider seuls, fut-ce contre la loi et/ou l’avis de la population, qui est autorisé à séjourner dans un pays. Ce qui est sûr c’est que d’ors et déjà le vocabulaire montre où souffle le vent: quand on dit «en principe», cela signifie précisément le contraire, à savoir qu’il y aura des exceptions.