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Plateforme 10: une épopée vaudoise

Trois musées lausannois vont bientôt emménager dans de nouveaux bâtiments sur un même site proche de la gare. Ce pari architectural et culturel audacieux, unique en Suisse, se concrétise après plus de vingt ans de tractations politiques.

L’excitation est palpable chez Bernard Fibicher quand, en suivant le plan avec son doigt, il nous détaille les différents modules qui vont composer le nouveau bâtiment du Musée cantonal des Beaux-Arts de Lausanne (MCB-A). Le directeur va vivre ce que ses deux prédécesseu01rs ont rêvé en vain de piloter pendant leur mandat respectif : le déménagement du musée dans des locaux plus dignes de son statut. «Je suis heureux que cela m’arrive en fin de carrière, car je visite les musées du monde en étant presque plus attentif aux détails d’architecture qu’à l’art», plaisante celui qui vient pourtant de réaliser un grand coup artistique en programmant la superstar Ai Weiwei en guise d’exposition de clôture au Palais de Rumine.

Les autorités cantonales et municipales se cassaient les dents sur ce relogement depuis vingt-sept ans. «En 1924, Émile Bonjour, le directeur de l’époque, disait déjà que les locaux au Palais de Rumine étaient trop petits!» précise même Bernard Fibicher. Cette exiguïté a toujours contraint l’institution, la privant d’exposition permanente. «Nous possédons la plus grande collection publique au monde de tableaux de Félix Vallotton, mais celle-ci reste invisible dans nos réserves», illustre le directeur. Dans son aile nord du Palais de Rumine, le trop modeste musée semblait s’effacer au profit des autres locataires du lieu comme le Musée de géologie, celui de zoologie, ou la Bibliothèque cantonale universitaire.

Il s’apprête à vivre une revanche éclatante. Sur un terrain de 22’000 m2 à quelques pas de la gare qui accueillait des halles aux locomotives, les travaux de construction du nouveau bâtiment se termineront au printemps 2019. À ses côtés s’élèvera d’ici à 2021 un second bâtiment où prendront leurs quartiers le Musée de l’Élysée consacré à la photographie et le mudac, qui expose les arts appliqués.

En guise d’amuse-bouche, l’équipe du MCB-A a imaginé une première exposition qui va précéder l’achèvement des travaux. À la fin de cet été, entre le 31 août et le 9 septembre, six toiles inachevées et des dessins du peintre Balthus dialogueront avec les surfaces encore brutes du bâtiment en construction. C’est au chorégraphe et metteur en scène américain Bob Wilson que la mise en espace de l’exposition est confiée. L’astucieuse opération met en lumière un artiste dont le musée a reçu plusieurs œuvres en dons ces dernières années tout en satisfaisant le désir d’un public curieux de jeter un œil à l’intérieur des nouveaux locaux.

C’est le jeune bureau d’architecture de Barcelone Estudio Barozzi Veiga qui signe ce grand navire de 145,5 mètres de long et de 22,1 mètres de haut. Le parallélépipède se distingue par ses façades en briques grises qui créent un effet de surface subtil, et par ses lames qui scandent la façade nord. Elles ont pour finalité de couper la lumière entrante tout en dramatisant l’éclairage intérieur de nuit. Côté sud, face aux rails, le bâtiment englobe un élément de l’ancienne halle aux locomotives en guise de rappel du passé industriel du site. Mais hormis cette ouverture, et une fenêtre en hauteur à travers laquelle on apercevra le lac, cette façade est entièrement aveugle. «Il s’agit d’un impératif posé en amont par les assureurs qui réclament que les œuvres soient protégées des risques d’accident ferroviaire, alors que de telles exigences ne sont pas formulées pour les immeubles d’habitation où vivent des personnes», soupire Christophe Catsaros, rédacteur en chef de la revue d’architecture Tracés à Lausanne.

Plus ouvert, avec sa grande faille qui court sur tout son pourtour, le second bâtiment du futur pôle muséal, imaginé par les frères portugais Manuel et Francisco Aires Mateus, complète admirablement le site. «Il contrebalance le caractère plus clos du premier bâtiment», juge Christophe Catsaros. Dès 2021, le Musée de l’Élysée, spécialisé en photographie, et le Mudac (musée du design et des arts appliqués contemporains) se partageront cet édifice.

Cette réunion d’institutions baptisée Plateforme 10 en référence à la dixième voie qu’elle forme le long des rails sera unique en Suisse. On la compare à des projets d’envergure internationale tels que l’île des musées berlinoise ou le MuseumsQuartier de Vienne. La taille du complexe ne rivalise pas avec le modèle autrichien qui regroupe six institutions sur 60’000 m2. Il partage néanmoins la même ambition de bâtir un quartier d’activités vivant aussi le soir et le dimanche. Des cafés, des librairies, peut-être des galeries, et des services divers vont compléter l’offre des trois musées dans les arches qui vont border le site. Une fondation d’architecture, le CUB, pour Culture du Bâti, avec des bureaux et un espace d’exposition, complétera même l’offre culturelle de Plateforme 10 à l’horizon 2025. Le but est d’imposer Lausanne comme une des villes culturelles majeures du pays, malgré la sévère concurrence de Bâle, Zurich et Genève dans le domaine. Les autorités misent sur une fréquentation de 250’000 visiteurs par an. Un chiffre ambitieux comparé aux 100’000 visiteurs cumulés actuels des trois institutions. «En plein essor, avec ses 40 millions d’usagers annuels, la gare de Lausanne nous offre un potentiel fantastique», estime Bernard Fibicher. Le directeur souhaite ainsi capter les voyageurs qui ratent leur train afin qu’ils viennent admirer quelques tableaux ou un étage du musée pendant leur attente. «C’est pourquoi nous voulons rendre gratuite la visite de la collection permanente.»

Que contient-elle au juste cette collection permanente enfin rendue publique? À côté de quelques pièces de valeur de maîtres comme Cézanne, Courbet, Renoir, Rodin, ou d’artistes contemporains de premier plan tels que Bruce Nauman, Christian Boltanski ou Sophie Calle, le musée va exposer ses importants fonds d’art vaudois. Vallotton bien sûr, mais aussi Louis Soutter, René Auberjonois, ou Charles Gleyre. «Ce peintre académique a attiré 1 million de visiteurs l’an dernier au Musée d’Orsay à Paris, avec une grande partie d’œuvres prêtées par notre musée», se réjouit Bernard Fibicher.

Pour Katharina Holderegger, historienne de l’art et critique de la revue Kunstbulletin, la collection du musée est de petite taille mais contient de très belles pièces. «Je me réjouis énormément de voir cette histoire de l’art vaudois enfin exposée. J’espère que des liens seront tracés avec les peintres contemporains comme Nicolas Party qui s’inspire de Vallotton.» L’institution qui ne fait pas mystère de certains trous dans son récit historique – notamment la période des avant-gardes historiques, cubistes, dada, surréalistes – espère bénéficier d’une campagne de dons et de prêts longue durée de collectionneurs privés dont l’écrin peu avenant du Palais de Rumine la privait jusqu’ici. La moisson a bien commencé puisque, outre les dons de cinq toiles de Balthus, le musée va héberger la fondation Toms Pauli qui possède un fonds exceptionnel de tapisseries européennes du XVIe au XIXe siècle.

À la collection permanente va s’ajouter un programme d’expositions temporaires. En tout 1200 m2 seront consacrés à ces expositions, dont une salle grandiose de 750 m2 à elle seule. Une autre salle accueillera les travaux de jeunes artistes sur 220 m2. Le musée bénéficie d’un budget deux fois plus élevé pour mettre en œuvre son programme d’expositions.

Cette émulation succède à plusieurs années de blocage. En particulier après le rejet par le peuple du projet d’un nouveau musée des beaux-arts au bord du lac, à Bellerive. Loin de décourager les autorités, ce refus a permis, quelques mois plus tard, de faire émerger cette solution nettement plus ambitieuse du pôle muséal. Pierre Keller, l’ancien directeur de l’ECAL faisait partie d’une commission réunie par la Ville de Lausanne, en vue d’envisager de nouvelles approches. «J’ai visité ce terrain des CFF, que j’ai trouvé fantastique, se souvient-il. J’ai dit à Silvia Zamora, la municipale de la culture de l’époque, qu’il faudrait y regrouper les trois musées, ce qu’elle a trouvé formidable. Le Musée de Élysée était parfait quand on montrait des tirages de 30-40 cm, mais ne correspond plus à la photographie contemporaine. Le Mudac est un dédale de salles impossibles. Nous avons porté ensemble cette idée qui a rapidement convaincu beaucoup de monde.»

À cette vision initiale, Plateforme 10 doit désormais répondre par une vision artistique qui possède un même souffle. «Le concours d’architecture a permis de sortir du local. Il faudrait désormais qu’une personne de carrure internationale insuffle ses idées à l’ensemble du pôle muséal», conseille Pierre Keller. Peut-être que cette personnalité providentielle arrivera en chevauchant l’œuvre emblème du site. Baptisée Crocodile, cette collaboration entre l’artiste français Xavier Veilhan et le Suisse OIivier Mosset est un hommage au modèle de locomotive 6/8II. Produite en métal peint, l’œuvre de 18 mètres fait la synthèse entre le passé industriel et le futur artistique du site. Elle semble aussi prôner la collaboration entre deux artistes aux carrières individuelles qui se sont alliés pour les besoins de ce concours. Une attitude dont les entités de Plateforme 10 devront s’inspirer.

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Une version de cet article est parue dans le magazine The Lausanner (no 1).