Une mer de fesses, de bras et de sexes sur les pavés. Près de 400 personnes de tous âges ont ôté leurs vêtements dimanche matin dans la vieille ville pour participer à une séance photo de l’artiste new-yorkais Spencer Tunick. J’y étais.
Dimanche, six heures du matin, l’air est frais. Plusieurs centaines de personnes sont réunies sur une place du vieux Fribourg et commencent à ôter leurs vêtements. Objectif: le nu intégral. «Vous pouvez garder vos tatouages», s’écrie Sigismond de Vajay, l’un des curateurs de cette édition 2001 du Festival international du Belluard.

Spencer Tunick arpente les lieux pour voir si tout est prêt, si chacun a compris les consignes. Ce n’est pas la première fois que ce jeune photographe new-yorkais mobilise des centaines de figurants pour un tel happening. En échange de leur nudité pendant un quart d’heure, les 385 participants à la séance fribourgeoise recevront chez eux une photo-souvenir.
Mais pour l’instant, ils doivent déposer tous leurs vêtement dans un coin de la place et se coucher sur les pavés mouillés. Quelques policiers sont venus surveiller la scène. Il pleuvine.

Land art ou paysage humain, le travail de Spencer Tunick pose un regard dérangeant sur la chair. Cet amas de corps fait disparaître l’individu, noyé au milieu d’une mer de poitrines, de fesses, de bras, de pieds, de sexes sur les pavés de la cité. La plage est au-dessus du macadam, mais elle ressemble plutôt à une énorme vague silencieuse et fixe, un instantané du vivant, petit inventaire du genre humain.

Pendant les préparatifs déjà, on ne peut s’empêcher de penser aux images qu’on ne voulait plus voir, images de mort, de ces cadavres entassés les uns sur les autres à la sortie des camps de la Shoah ou dans les églises du génocide rwandais.
Les annonces en français, en anglais et surtout en allemand qui retentissent dans les mégaphones ne font qu’accroître le sentiment d’un danger terrible qui pourrait s’abattre sur les figurants frigorifiés. Mais les rires et les applaudissements se succèdent entre chaque prises de vue, quand tous se relèvent d’un coup, transformant ce champ de chair inerte en terrain de jeu pour adeptes d’un naturisme urbain unique en son genre.
Les 385 participants sont venus de toute la Suisse, sans doute moins pour les photos que pour la sensation de prendre part au projet de Tunick. En arrivant sur place à 5h15 ce matin, l’artiste ignorait combien de personnes allaient répondre à son invitation publique. L’ampleur de la participation a dépassé toutes ses attentes. «Je suis toujours étonné par ces petites villes pleines d’énergie comme Fribourg et par le nombre de gens qui acceptent de venir y poser nus», me dit-il.
Spencer Tunick a pris l’habitude de travailler dans l’urgence (la séance dure à peine 15 minutes), ce qui ne l’empêche pas de se montrer toujours très respectueux envers ses figurants. L’idée d’organiser de tels déshabillements lui est venue à New York, lors d’une séance photo devant le bâtiment de l’ONU. D’abord individuelles, ses performances sont devenues collectives. Il en organise régulièrement dans les villes d’Europe et des Etats-Unis.
Un peu à l’écart, quelques badauds incrédules assistent à la prise de vue. Parmi eux, trois prostituées qui viennent de terminer leur nuit dans une rue voisine. Elles n’oublieront sans doute pas ce matin de juillet – pas plus que les policiers qui s’efforcent de ne pas paraître étonnés par l’ampleur de cet attentat à la pudeur collectif.
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P.S. J’apprends à l’instant (dimanche, 23 heures) que le chiffre final était ce matin de 420 personnes. Et Spencer vient de me dire que c’est la plus grosse affluence qu’il ait jamais faite en Europe. Plus que Vienne et Bâle!
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Photos: David Collin.