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Le mouton d’Albert Londres me regardait d’un air bizarre

Le plus prestigieux des prix de la presse francophone vient d’être remis à Serge Michel. Conséquence inattendue de cette attribution: un mouton a été égorgé dans une mosquée de banlieue. Notre homme à Téhéran raconte ici toute l’histoire.

Les jurés Albert Londres m’ont décerné leur prix le mois dernier. Que Dieu les garde, que leur ombre s’agrandisse. Mais il y a quelque chose qu’ils ignorent: j’ai triché!

A la mi-avril, lorsqu’on m’a demandé d’envoyer mon dossier, j’ai interrogé un ami, mollah de son état: «Comment font les Iraniens pour influencer le destin?»

Réponse: «Promets, si Dieu t’écoute, de sacrifier un mouton dans ma mosquée pour les pauvres du quartier.»

J’ai promis.

Vendredi dernier, de bonne heure, je suis donc allé payer ma dette au Tout Puissant. Le mollah nous attendait en grande tenue devant sa mosquée, tout au sud de Téhéran où la métropole de douze millions d’âmes se dissout dans la chaleur sèche du désert.

En fait de mosquée, c’est plutôt une sorte de garage, sans coupole ni minaret, à l’image de ce quartier pauvre peuplé de familles récemment arrivées des lointaines provinces de la République islamique.

Un plan de reconstruction est en cours, qui prévoit une salle de sport au sous-sol, la mosquée au rez de chaussée et des classes d’anglais et d’informatique au premier étage, le tout entouré de boutiques rutilantes. «Il faut mettre la mosquée au cœur de la vie si on veut que les gens viennent prier», dit souvent l’ami mollah, qui rêve déjà de prendre la direction de ce grand complexe sportivo-commercialo-religieux.

A la fin avril, j’avais participé au projet avec une petite offrande. C’était une autre dette au Miséricordieux. Mon visa a été prolongé alors que j’étais menacé d’expulsion.

Mais l’heure est au mouton. Nous voilà bientôt entassés dans un taxi, à la recherche de l’animal. «Combien tu veux mettre?», demande le type qui en élève une trentaine au fond d’un dépôt de radiateurs où travaillent au noir autant d’Afghans émaciés. Je sors une liasse de Khomeyni, des billets verdâtres qui valent deux francs suisses. Il compte et attrape un mouton pas trop moche, qui me regarde d’un air bizarre. Cinquante kilos, dans le coffre du taxi.

Retour à la mosquée. On offre de l’eau au mouton (pour faire mieux que les Sunnites ayant, en 680, décapité l’Imam Hossein assoiffé). Quand le boucher arrive enfin avec ses deux couteaux qui brillent au soleil, il oriente l’animal vers la Mecque et lui taille la gorge d’un coup sec.

Dernières convulsions, la vie quitte mon mouton. Vite, une entaille dans une patte arrière, dans laquelle le boucher souffle de toutes ses forces pour gonfler le mouton comme un ballon. Le peau se décolle et la découpe peut commencer.

Les pattes et la tête vont au concierge, qui en fera du «kalé patché», un plat très apprécié en Iran pour rompre le jeûne en période de ramadan. La peau sert à payer le boucher. Le cœur et le foie sont pour moi (mais j’ai l’appétit coupé, je passe discrètement au mollah le sac en plastic sanguinolent).

Les côtes et les gigots sont divisées en quarante parties: dix pour les volontaires de la mosquée et trente pour les familles les plus pauvres du quartier qui en feront de l’«ab-goucht», une sorte de pot-au-feu très gras.

Ouf, mission accomplie. Il reste les politesses persanes d’usage pour prendre congé.

– «Khasté nabachi», dis-je au boucher (ne sois pas fatigué).

– «Khaech mikonam», répont-il (je t’en prie)

– «Dastet tala», répliquai-je (que ta main soit en or)

– «Nokaret am», dit-il (je suis ton esclave)

– «Tchamanet am», dis-je (et moi, je suis ta pelouse)

– «Qhorbané shoma», conclut-il (je me sacrifierais pour toi).

– Merci, mais le mouton suffit.

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Serge Michel vit à Téhéran, d’où il collabore régulièrement à Largeur.com. Il est le lauréat du prix Albert Londres 2001.