Le 22 juin dernier, la Russie a célébré le soixantième anniversaire du déclenchement de l’opération Barberousse par Hitler. Autrement dit l’attaque surprise de l’allié soviétique par les armées allemandes.
Cantonnée jusque-là dans une neutralité bienveillante envers les nazis, l’URSS basculait soudainement dans le conflit le plus effroyable que le pays ait jamais connu. Elle laissa sur le champ de bataille de «la grande guerre patriotique» – ainsi que l’appelle la terminologie officielle – quelque 27 millions de morts.
Des centaines, des milliers d’ouvrages ont été depuis consacrés à cet événement majeur de l’histoire du XXe siècle. Parmi eux, en cette veille de vacances où l’on est souvent en quête du livre qui nous accompagnera pendant quelques semaines, je retiens deux chefs d’œuvre qui restituent la vraie dimension de cette guerre, de cet affrontement entre Russes et Allemands, entre staliniens et nazis, entre les deux grandes idéologies totalitaires du siècle. Avec, juste entre deux, le peuple juif d’Europe orientale disséminé entre Baltique et mer Noire.
Les auteurs de ces deux livres, Vassili Grossman (pour «Vie et destin», aux éditions L’Age d’Homme ou en Pocket) et Curzio Malaparte (pour «Kaputt», en poche Folio) ont tous deux eu une vie agitée et de grands ennuis avec la censure. Tous deux ont vécu le conflit de l’intérieur comme journalistes correspondants de guerre. Leur regard critique ne pouvait leur valoir que des ennuis.
Grossman, victime de l’antisémitisme stalinien après la guerre, a vu son texte séquestré par le KGB, menacé de destruction complète (l’auteur n’a d’ailleurs pas survécu à ces misères). Le manuscrit n’a réapparu, après un cheminement digne d’un roman, qu’en 1980 à Lausanne, chez Vladimir Dimitrijevic des Editions l’Age d’Homme.
Malaparte aura plus de chance que Grossman sur le plan éditorial: publié en 1943 à Naples, juste après le débarquement allié, son «Kaputt» est immédiatement reconnu comme un chef d’œuvre. Mais son auteur avait auparavant eu maille à partir avec Mussolini (qui le déporta pendant cinq ans au début des années trente) et avec les nazis (qui, en 1941, lui collèrent quatre mois de résidence surveillée pour les articles envoyés depuis le front russe).
On l’a compris: Grossman et Malaparte exerçaient leur profession commune dans des camps adverses. «Vie et destin» s’inscrit dans la tradition du grand roman russe, de ces sagas à la Tolstoï qui dressent de vastes fresques d’une époque entière. La première partie, «Pour une juste cause», vient d’ailleurs d’être publiée chez le même éditeur.
Le personnage central du roman de Grossman est, si je puis dire, la bataille de Stalingrad dont l’issue, favorable aux Soviétiques, marqua le début de la débandade des nazis.
L’originalité de Grossman est dans la mise en scène du débat idéologique qui lui paraissait fondamental: pourquoi le nazisme et le stalinisme étaient-ils si ressemblants? Pourquoi tous deux, sous prétexte de sauver leurs peuples, les mettaient-ils dans des camps de concentration et les exterminaient-ils avec la conscience aussi vive d’un côté que de l’autre de lutter pour la juste cause? L’imaginaire épique de Grossman posait la bonne question bien avant que les historiens ne s’en emparent.
«Kaputt» n’a rien d’épique. Malaparte est un admirable conteur, capable d’enchaîner les épisodes à la manière des «Mille et une nuits». On croit se trouver à un endroit, la palais du sinistre Frank, roi nazi de la Pologne, et l’on est entraîné dans un village de Moldavie où Malaparte nous décrit par le menu les retombées du pogrom de Iassi: un train bourré de centaines de juifs que l’on oublie dans une gare en plein soleil et dont on n’extrait que des cadavres. On pense boire un verre dans un café de Berlin avec une descendante des Hohenzollern et Malaparte nous transporte chez Ante Pavelic, le dictateur oustachi de la Croatie qui a sur son bureau un panier contenant vingt kilos d’yeux humain, «un cadeau de mes fidèles oustachis», dit-il.
Malaparte, que je redécouvre ces jours-ci après bien des années, est un écrivain hors pair par son humour grinçant, la qualité du reportage, le recours à l’allusion et, surtout, par son génie de la métaphore. Ainsi ces roses, admirées chez l’ambassadeur d’Italie à Berlin: «Dans les vases de Nymphenburg et de Meissen posés ça et là sur les meubles, et dans une vaste coquille d’une couleur brumeuse de lagune matinale, fleurissaient d’orgueilleuses gerbes de roses splendides, les unes blanches, les autres vermeilles, certaines d’un rose laiteux comme un teint de jeune fille. Les roses étaient arrivées le matin même de Venise en avion; elles étaient encore moites d’air vénitien; le cri des gondolier à l’aube, dans les canaux déserts, tremblait encore dans leurs larges pétales transparents.»
Malaparte a promené son regard de poète amer et désespéré sur tout le front de l’Est, du siège de Leningrad à la Bessarabie. Sa compassion pour les victimes, surtout juives, sa haine pour les brutes, sa honte de devoir les compter parmi les humains sont exprimées par un humour aigre doux dont une pointe inattendue vous frappe soudain en plein cœur. Vous accusez le coup, puis le récit, enjoué, vous enlève à nouveau…