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La (mauvaise) volonté du peuple

Constantin veut Le Matin, Parmelin de nouveaux joujoux. Dans un contexte tendu où l’on souhaite être bien informé et protégé, mais gratuitement.

On peut penser ce qu’on veut du Matin. Ce qui est sûr, c’est qu’il n’avait sûrement pas mérité ça. Voir se pencher sur son lit d’agonie les visages de croque-morts travaillant pour des entreprises de pompes funèbres concurrentes: Christian Constantin et les Jeunes socialistes suisses.

L’un veut récupérer la dépouille orange pour la mettre au service de sa communication, ou plutôt de la visibilité de son club. Bref un Matin conçu comme hameçon à sponsors. Ce qui risque quand même de ne faire rêver qu’assez peu de monde.

Les autres veulent absolument empêcher cela, via une opération de crowdfunding, et pour des raisons tout aussi mauvaises: «Il ne faut pas que les millionnaires aient la mainmise sur les médias. Ce serait catastrophique.» Peut-être moins quand même que si cette mainmise émanait de sans-le-sou notoires.

Pendant ce temps le Département de la défense se sent pousser des ailes et vient de transmettre une demande d’offre aux autorités concernées. Car n’en déplaise au cinglant refus populaire essuyé par le Gripen, le Conseil fédéral entend bien acheter de nouveaux avions de combats pour remplacer F/A-18 vieillissants et Tiger poussiéreux. Des joujoux hors de prix qui seront à choisir entre justement le Gripen suédois, le Rafale français, l’Eurofighter allemand, le Super Hornet et le F-35A Lightning, tous deux américains.

La gauche annonce déjà un référendum. En mai dernier Parmelin, très pète-sec, avait prévenu: «Il n’est pas question pour le gouvernement que les préférences quant à un type d’avion interfèrent dans le scrutin.» C’est la raison pour laquelle le projet en consultation a pris la forme d’un «arrêt de planification». De cette façon le peuple devrait se prononcer sans connaître le nombre d’avions concernés, ni le modèle choisi.

Bref, Parmelin joue les gros malins. Ce qui démontre la confiance du gouvernement et de son ministre de la Défense dans le goût de la population pour le matériel militaire. Cette astuce risque pourtant de ne pas changer grand-chose. Comme si le crash en plein vote des Gripen pouvait s’expliquer par une suédophobie galopante.

Les difficultés que rencontre l’armée dans l’acquisition de son petit arsenal, et celles que peut connaître un éditeur dans le maintien à flot d’un journal payant, n’ont évidemment rien de commun. Sauf une petite chose, qui tient à l’air profond du temps.

C’est entendu, les gens voudraient encore pouvoir lire tous les matins Le Matin, mais ne sont pas prêts pour autant de vouloir le payer. «Il n’est même plus volé», comme l’a dit, à sa toujours subtile manière, Christian Constantin. On peut bien accabler les éditeurs de tous les péchés de la terre – et ils en sont sûrement commis quelques-uns – on voit mal comment, sans acheteurs ni abonnés, la presse payante pourrait se rêver un avenir triomphal.

C’est entendu aussi, les gens aspirent à être protégés de toutes les menaces imaginables, mais là aussi sans payer. Ou en tout cas pas en claquant des milliards pour des avions de combat.

On peut bien se plaindre de telles inconséquences: le fait reste qu’il est devenu de plus en plus compliqué, économiquement et politiquement, d’aller très loin sans un minimum d’appui populaire. Un appui qui fait cruellement défaut tant à la presse payante qu’à l’armée.

On veut donc être informé, mais gratuitement, comme on veut être protégé, et même, surprotégés, tout aussi gratuitement. Quant à savoir si une information de qualité est nécessaire au bonheur des individus, ou si de nouveaux avions de combats nous protégeraient réellement, c’est une autre question. Du moment que les gens ne veulent pas raquer, elle ne se posera même plus.