Rien de plus facile aujourd’hui que de savoir l’heure qu’il est à Londres, Moscou ou Athènes. Le système des fuseaux horaires est bien établi et compris de tous. Et à défaut de le connaître par coeur, les montres à Heure Universelle permettent d’être informé des heures locales du monde entier.
Mais pour le voyageur du XVIe siècle, dire l’heure qu’il est, n’était pas une chose aisée. Chaque contrée, chaque campagne, chaque ville qu’il traversait possédait non seulement sa propre heure, mais débutait aussi le décompte de sa journée à des moments différents, au lever du soleil ou au crépuscule, à midi ou à minuit.
L’historien David Landes, auteur de l’ouvrage «L’heure qu’il est», raconte par exemple qu’à Bâle, «la journée commençait à midi alors même que ses horloges marquaient 13 h et avaient donc toujours une heure d’avance sur les villes voisines». Impossible dans ces conditions de voyager sans des «tables de conversion», qui permettaient d’arriver plus ou moins à l’heure à un rendez-vous.
Dans les villes, toutes sortes d’objets fournissaient des «indications horaires» différentes: cloches officielles des beffrois, des églises et des couvents, celles des différentes corporations (signalant le début ou la fin du temps de travail), ainsi que les cloches indiquant l’ouverture des marchés ou le début de la messe. Un beau désordre.
Le chemin de fer, grand régulateur
Signaler l’heure qu’il est aux autres est alors considéré comme un acte politique, une façon d’affirmer, voire d’imposer, son pouvoir. On a ainsi pu voir en France des «guerres des clochers», opposant l’Église et le Roi absolutiste. Il s’agissait de parvenir à imposer la prééminence de son heure sur toutes les autres, et ainsi faire valoir sa puissance.
L’uniformisation des innombrables heures locales est devenue nécessaire lors de l’invention, au début du XIXe siècle, du chemin de fer. Il fallait des horaires coordonnés afin de faciliter les déplacements et les transferts, mais aussi d’éviter les accidents. L’économie naissante du rail, alors indispensable au développement industriel, va réussir à imposer son propre pouvoir de «dire l’heure».
Cette unification progressive des heures locales – inévitablement disparates car basées sur le «temps vrai» déterminé par la longitude – se produit au prix de querelles de préséance et d’orgueil local. Pourtant, progressivement, sous la pression de la locomotive à vapeur, des temps régionaux, nationaux, puis internationaux prennent le dessus.
Il faudra cependant attendre 1884 et la conférence de Washington – réunissant 25 États – pour uniformiser le partage du globe terrestre en 24 fuseaux horaires. Le choix du méridien zéro s’est établi non sans peine, les Français refusant de reconnaître Greenwich comme «méridien international».
Le génie de Louis Cottier
Ces derniers ont conservé leur propre référence – le méridien de l’Observatoire de Paris – jusqu’en 1911, date à laquelle l’heure du temps moyen de l’observatoire de la capitale est retardée de 9 minutes et 21 secondes, la faisant ainsi correspondre, sans le dire haut et fort, à l’heure de Greenwich.
Il faudra pourtant attendre 1931 pour qu’un horloger suisse, Louis Cottier, crée un mouvement inédit, capable d’indiquer sur un seul cadran les heures des 24 fuseaux horaires: l’Heure Universelle. Le principe de son innovation? Une lunette tournante sur laquelle sont inscrits les noms des principales villes ou lieux des différents fuseaux.
Louis Cottier propose son invention au bijoutier-joaillier Baszanger sous la forme d’une montre gousset. Les grandes marques horlogères s’y intéressent aussitôt, Patek Philippe et Vacheron Constantin lui en commandent. L’époque est au développement rapide des liaisons aériennes et téléphoniques internationales: les horlogers suisses sont désormais convaincus que la répartition des différents fuseaux horaires est devenue pérenne. Ils se lancent donc dans la fabrication de ces montres.
Les années suivantes, Louis Cottier multiplie les variations sur le thème de l’Heure Universelle. Il crée un mouvement rectangulaire (1937), puis une petite montre féminine (1938), y ajoute un chronographe (1940), la complète avec une seconde couronne et simplifie le maniement (1950). Il ne cesse d’imaginer d’autres solutions d’affichage, telles qu’une montre dotée d’un seul mouvement animant deux cadrans, ou encore un garde-temps indiquant l’heure d’un deuxième fuseau horaire avec l’appoint d’une troisième aiguille.
La solution GMT
À sa mort en 1996 à Carouge (GE), Louis Cottier compte à son actif 455 mouvements différents. Quasi toutes les montres à Heure Universelle proposées aujourd’hui reprennent le principe de fonctionnement imaginé par l’horloger suisse.
Dans les années 1950, le nombre croissant d’avions traversant les fuseaux horaires rend progressivement indispensable l’adoption d’une seule référence valable pour chaque objet volant, en tout lieu et quelle que soit l’heure locale.
En choisissant pour unique référence horaire le Greenwich Mean Time (GMT), valable pour l’ensemble des avions, des aiguilleurs du ciel et des plans de vol, les confusions potentiellement désastreuses ne sont plus possibles. C’est la naissance du «zulu time» et de la montre GMT, qui propose l’affichage de deux fuseaux horaires, le «home time» et un fuseau de référence, en l’occurrence celui de Greenwich.
En collaboration avec la compagnie aérienne Pan Am, Rolex lance ainsi en 1954 la GMT Master, devenue la «mère» de toutes les montres ayant adopté ce système. Le principe de ce garde-temps est simple. Une quatrième aiguille luminescente, en forme de flèche immédiatement reconnaissable, fait le tour du cadran en 24 heures, et pointe sur une lunette tournante au même nombre de graduations. Via la couronne, il s’agit de régler la flèche sur l’heure de son lieu de départ – le «zulu time» pour les aviateurs, le «home time» pour les passagers. Puis, sans interférer sur les minutes et les secondes, il faut ajuster l’aiguille des heures courantes (12 h) sur le fuseau horaire que l’on parcourt ou vers celui de la destination.
Breitling et Omega dans la course
Au début des années 1960, Breitling – qui collabore déjà activement avec l’aviation avec sa Breitling Navitimer et est devenue garde-temps officiel de l’Aircraft Owners and Pilots Association – commence à présenter des modèles GMT. Elle introduit la Chrono-Matic, qui combine double fuseau horaire à aiguille GMT et chronographe à remontage manuel.
En 1969, c’est au tour d’Omega de lancer ses Flightmaster, «pour les voyageurs intercontinentaux». Sept aiguilles de couleurs vives et contrastées, trois couronnes et deux poussoirs permettent d’activer un chronographe avec lunette tournante intérieure et de manipuler une aiguille GMT bleu vif en forme d’avion. Un modèle qui subsistera jusqu’au milieu des années 1970.
Aujourd’hui, on ne compte plus les modèles GMT ou ceux qui ont opté pour une autre configuration – il s’agit des mêmes fonctions –, qu’on distingue en les appelant «montres à deuxième fuseau horaire». Ces garde-temps, plus «civils» et moins «professionnels», permettent tous les styles d’affichage et rompent ainsi avec l’esthétique sportive de la GMT. Ils sont, à leur façon, une habillée du voyageur.
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Une version de cet article est parue dans le magazine Les Ambassadeurs (no 22).