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La «Venice Time Machine», un Google de notre histoire

Des chercheurs de l’EPFL digitalisent les archives de Venise afin de faire revivre sous un nouvel angle l’histoire riche de cette ville.

La semaine passée, je visitais la Biennale d’architecture de Venise. J’ai été agréablement surpris par une présence suisse de qualité dont l’intriguant «house tour» du Pavillon suisse proposé par trois chercheurs de l’ETH de Zürich ou la belle exposition de maquettes de Peter Zumthor, le concepteur des fameux bains de Vals et lauréat du Prix Pritzker, le Nobel d’architecture.

Mon attention s’est cependant focalisée sur la présentation de la «Venice Time Machine» dont le concepteur est le Professeur Frédéric Kaplan de l’EPFL. Ce projet ambitionne de numériser l’ensemble des archives de Venise, parmi les plus grandes au monde avec celles du Vatican, et de recréer à partir de ces dernières un système d’information qui permettra de faire revivre l’histoire de la Sérénissime sur près de 1’000 ans.

Venise est le lieu idéal pour tester le concept d’une «Time Machine». Les Vénitiens, qui étaient de grands marchands, ont développé très tôt un système administratif performant en collectant et en indexant un vaste corpus de données telles que les biens qui transitaient par bateaux, les impôts collectés, les données médicales de ses habitants, des cartes détaillées de la ville comprenant l’ensemble des modifications apportées aux bâtiments. Tous ces documents sont déposés à Santa Maria Gloriosa dei Frari, un ancien couvent qui héberge les archives d’Etat.

Des scanners de dernière génération y ont été installés pour numériser les quelques 70 km d’archives avant que les précieux documents ne soient altérés par le temps. Pour accélérer la démarche, les chercheurs développent des scanners à rayons X qui devraient permettre, grâce au fer contenu dans l’encre de l’époque, de numériser les documents sans même les ouvrir. Forts de ces nouvelles technologies, quelques 30’000 testaments jamais ouverts et trop fragiles pour l’être commencent à révéler leurs secrets. Une fois digitalisés, les précieux documents sont analysés en utilisant des techniques d’intelligence artificielle et d’apprentissage automatique afin de créer des liens entre les données numérisées. Des logiciels permettent de décoder les différentes écritures ainsi que les textes cryptés utilisés par les ambassadeurs de la Sérénissime. Ils nous font découvrir l’histoire de l’Europe sous des angles nouveaux.

À la différence de l’histoire classique qui s’appuie sur celle des grands personnages de l’époque, la «Time Machine» fait également revivre la vie de simples citoyens. Les données extraites des cadastres de l’époque associées à la numérisation des multiples œuvres d’art de Venise permettent le développement d’animations de la ville au travers de l’espace et du temps. Ces animations seront enrichies au fur et à mesure du décryptage des données numérisées. Une première illustration convaincante du développement du quartier du Rialto sur 1’000 ans et de son fameux pont est présentée à la Biennale. Petit à petit, les échoppes de ce quartier sont attribuées aux gens identifiés dans les archives. Une sorte de Google du passé se met progressivement en place.

Les concepteurs du projet ont décidé d’être encore plus ambitieux et de proposer à la communauté européenne le développement d’une «European Time Machine» basée sur la numérisation de l’ensemble des grandes archives européennes afin de constituer un grand corpus de notre passé. Ce projet est en compétition pour un financement important de la communauté européenne. Deux projets sélectionnés dans le courant 2020 recevront chacun 1 milliard d’Euros. Habituellement, le financement des grands défis scientifiques est réservé aux sciences dites dures telles que la physique (par ex. le CERN) ou les sciences de la vie (par ex. le «Human Brain Project»). C’est la première fois qu’un montant de cette envergure serait attribué aux sciences humaines. Il induirait ainsi une véritable révolution dans les disciplines liées à l’histoire. Il ferait de l’Europe le leader mondial des humanités digitales tout en nous rappelant que nous avons une histoire commune faite de nombreuses migrations d’idées et de gens.

Les archives autrefois perçues comme des endroits où s’accumulent la poussière sont en train de devenir, grâce à la révolution digitale, un atout unique dont la valorisation pourrait redonner du lustre à notre vieux continent. Et quelle meilleure combinaison que Venise et la recherche innovante de notre pays pour le démontrer?

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Patrick Aebischer, chercheur en neurosciences, a dirigé l’Ecole polytechnique fédérale de Lausanne (EPFL) de 2000 à 2016.

Ce texte a été publié initialement dans la NZZ am Sonntag. Patrick Aebischer s’y prononce régulièrement sur des questions en lien avec la digitalisation et l’innovation.