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Un outil qui repousse les limites de la médecine moderne

La biochimiste américaine Jennifer Doudna a créé une technologie révolutionnaire baptisée CRISPR-Cas9. Elle explique comment cette découverte pourrait transformer l’humanité.

Il y a huit ans, Jennifer Doudna mettait au point, avec sa collègue française Emmanuelle Charpentier, une technique novatrice permettant d’éditer l’ADN avec une précision et une facilité déconcertante: CRISPR-Cas9. Cette innovation majeure et les prix prestigieux qui en ont découlé ont fait basculer la «paisible» vie de chercheuse de celle qui a grandi au rythme des vagues hawaïennes vers des sommets. Elle figure désormais parmi les stars nobélisables, a fondé trois entreprises et participe activement aux dialogues éthico-légaux à l’échelle internationale sur les conséquences potentielles de CRISPR-Cas9. C’est non seulement la médecine qui pourrait être révolutionnée, mais aussi l’humanité tout entière.

CRISPR-Cas9 pourrait aider à réécrire les gènes défectueux chez l’homme, ouvrant ainsi de nouvelles possibilités pour traiter les troubles de l’organisme. Quelles sont les applications médicales potentielles?

On peut citer un large éventail comme, bien sûr, le traitement des maladies génétiques. Les chercheurs travaillent activement sur l’anémie falciforme, la dystrophie musculaire et la fibrose kystique. En plus des maladies génétiques, les scientifiques déploient la technologie d’édition de gènes pour combattre le cancer. Leur stratégie consiste à modifier les cellules immunitaires du corps afin de pouvoir cibler agressivement et spécifiquement les cellules cancéreuses. CRISPR-Cas9 est exploité comme un moyen d’améliorer la réponse naturelle du corps pour qu’il se batte lui-même contre cette maladie dévastatrice.

En plus du cancer, d’autres maladies d’origine non génétique peuvent-elles être traitées?

Les scientifiques tentent également d’altérer le microbiome, car un déséquilibre de bactéries dans le corps ou la présence de bactéries nocives peuvent causer des problèmes de santé. Les chercheurs essayent de cibler ces bactéries délétères ou d’utiliser le système CRISPR-Cas9 des bactéries elles-mêmes – car c’est d’elles qu’il provient à l’origine – comme moyen d’autodestruction. Je peux également mentionner la xénotransplantation qui est le processus d’introduction de cellules ou d’un organe d’une espèce dans une autre espèce.

L’utilisation de l’édition de gènes dans la xénotransplantation est axée sur la croissance d’organes humanisés chez les porcs afin de répondre à la pénurie de donneurs d’organes. Ce processus consiste à modifier l’ADN du porc afin que ces organes ne provoquent pas une réponse immunitaire indésirable une fois implantés chez l’homme. En parcourant les articles scientifiques, les nouvelles et passionnantes applications de l’édition de gènes m’impressionnent continuellement. Cette année, les premiers essais cliniques basés sur CRISPR-Cas9 vont commencer dans plusieurs pays. J’attends avec beaucoup d’intérêt et d’impatience les résultats, car les limites de la médecine moderne sont désormais élargies.

Des outils biotechnologiques équivalents existaient déjà. D’où vient le succès de CRISPR-Cas9?

L’utilisation généralisée de CRISPR-Cas9 par les scientifiques est en partie due à la facilité et à l’accessibilité de sa technologie. Les autres systèmes employaient exclusivement des protéines pour reconnaître et sectionner l’ADN. Ceci sous-entend qu’une protéine doit être façonnée pour chaque séquence d’ADN que l’on veut éditer. Or, c’est un processus d’ingénierie laborieux et coûteux. CRISPR-Cas9 utilise un guide d’ARN et grâce aux techniques modernes de synthèse de gènes, la production d’un ARN est élémentaire et abordable.

Les biologistes sont-ils déjà parvenus à modifier le génome de grands mammifères?

Oui, ils ont réussi dans beaucoup d’organismes, dont plusieurs espèces du règne animal. C’est le cas des vaches, des chiens et des poulets, par exemple. De plus, CRISPR-Cas9 peut être utilisé sur des plantes, même si des limitations techniques existent pour ces dernières, car la membrane externe des cellules est très différente de celle des animaux. Des travaux considérables restent à faire.

CRISPR-Cas9 permet d’éditer l’ADN. Qu’est-ce que cela signifie exactement?

CRISPR-Cas9 peut couper de manière précise presque toutes les séquences d’ADN et ceci dans pratiquement n’importe quel organisme. Nous utilisons souvent le terme «édition», car CRISPR-Cas9 opère un peu comme lorsqu’on édite un mot dans un logiciel de traitement de texte. Cas9, une protéine, est liée à un petit brin d’ARN (une molécule très proche chimiquement de l’ADN, ndlr) qui lui sert de guide pour cibler une séquence spécifique d’ADN. Une fois que l’ARN a identifié sa séquence complémentaire sur l’ADN, Cas9 peut le sectionner sans se tromper. Une telle précision offre la possibilité aux chercheurs d’ajouter ou d’enlever des séquences d’ADN. Ce mécanisme ressemble à la procédure utilisée pour trouver un mot dans un texte afin d’y changer une lettre.

L’édition de gènes peut-elle être utilisée pour effectuer des modifications génétiques héréditaires?

C’est possible! Si l’ADN d’un embryon est modifié lorsque les cellules se divisent, chaque cellule portera cette modification. Si l’embryon se développe davantage et génère son propre sperme ou ses propres ovules, ces cellules auront également le même ADN et il sera transmis aux générations futures.

Cela permettrait donc d’éradiquer des maladies génétiques. Mais beaucoup craignent que l’on puisse créer une nouvelle génération d’êtres humains, dotée de capacités intellectuelles ou physiques améliorées. Devons-nous vraiment être inquiets à ce sujet?

De multiples aspects des capacités intellectuelles et physiques restent inexpliqués, y compris comment elles sont codées en détail dans notre ADN. Ces «améliorations» sont le produit de nombreux gènes, eux-mêmes affectés par l’environnement extérieur du corps, la fameuse opposition entre hérédité et milieu. Avant de tenter d’améliorer le corps humain, nous aurions besoin de saisir pleinement ces particularités compliquées. En même temps, tout le monde doit être conscient des possibilités offertes par CRISPR. J’encourage donc la société à ouvrir les débats sur ces questions éthiques.

Aujourd’hui, quels sont les dangers pour l’homme?

Actuellement, CRISPR-Cas9 n’est pas disponible, ni pour traiter des maladies génétiques ni pour apporter des améliorations. La sécurité de la technologie fait encore l’objet de tests approfondis. Il s’agit d’une démarche nécessaire pour assurer une compréhension complète de tous les risques potentiels.

Les conséquences possibles de votre découverte vous hantent-elles comme les armes nucléaires hantaient leurs inventeurs?

Les scientifiques se doivent de réfléchir et d’anticiper les utilisations potentielles de leurs découvertes. Je suis en faveur de l’utilisation éthique de l’édition de gènes. Personnellement, je m’enthousiasme des possibilités offertes par cette technologie pour améliorer la santé humaine, concevoir des aliments nutritifs et durables sur le plan environnemental et pour la recherche scientifique elle-même. J’ai également eu la chance de participer aux dialogues nationaux et internationaux avec les régulateurs, les décideurs, les éthiciens et le grand public sur les conséquences potentielles. Je crois que la compréhension et l’acceptation de cette technologie sont une bonne stratégie pour améliorer notre société.

Continuez-vous la recherche fondamentale?

Oui, avec beaucoup de collaborateurs talentueux, je poursuis résolument mes activités en lien avec CRISPR-Cas9. Je m’intéresse désormais aux anti-CRISPR, entre autres. Ce sont de petites protéines naturelles fabriquées par des virus. Elles se lient à CRISPR-Cas9 et empêchent son fonctionnement.

CRISPR-Cas9 provient d’une bactérie trouvée dans une mine. D’autres technologies du génie génétique découlent d’algues ou d’espèces inattendues. Cela indique-t-il qu’une biodiversité préservée est cruciale pour l’innovation?

Oui, et je crois que la biologie fondamentale, qui se concentre sur un large éventail de biodiversité, continuera probablement à produire de nombreuses découvertes. D’ailleurs, j’exhorte tous les pays à continuer de soutenir les efforts de la recherche scientifique fondamentale, car ils peuvent mener à des percées dans de nombreux domaines, y compris la génétique.

CRISPR-Cas9 est le fruit d’un travail collaboratif. Quelle est votre opinion sur le fonctionnement du monde académique? Pouvons-nous faire mieux pour stimuler les collaborations entre chercheurs?

J’ai bénéficié de nombreuses collaborations merveilleuses, encouragées par des bourses de recherche et stimulées par la proximité d’autres scientifiques. Au cours des dernières années, j’ai également eu l’occasion de travailler en étroite collaboration avec des professeurs et des experts dans le domaine des sciences humaines. Ce type de collaboration entre les sciences fondamentales et humaines sera indispensable pour résoudre rapidement un bon nombre des problèmes actuels du monde.

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L’Américaine Jennifer Doudna est professeure de biochimie et de biologie moléculaire à l’Université de Californie, à Berkeley. C’est en 2012, en collaboration avec la chercheuse française Emmanuelle Charpentier, qu’elle a mis au point la technique d’édition génomique CRISPR-Cas9. Une découverte qui lui a valu bon nombre de prestigieux prix scientifiques.

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Une version de cet article est parue dans In Vivo magazine (no 14).

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