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La mémoire, ce sport de haut niveau

Les pupitres verts sont alignés avec une rigueur militaire, qui contraste avec la décontraction vestimentaire des dizaines de personnes qui y sont installées: survêtement de sport pour beaucoup, casquette pour certaines, casque anti-bruit pour la majorité. Les têtes sont baissées, les nuques sont raides, la concentration est à son apogée. En 2017, c’était au tour de la ville de Shenzen d’accueillir les Championnats du monde de mémoire (World Memory Championships), une compétition qui voit s’affronter chaque année durant trois jours des concurrents issus d’une trentaine de pays.

Au menu? D’interminables listes de mots, des associations de visages et de noms, des jeux de cartes ou encore des chiffres à mémoriser. C’est Munkhshur Narmandakh qui l’a emporté en Chine, devenant la première femme à être sacrée lors de ce concours fondé en 1991 par le père de la cartographie mentale Tony Buzan et le grand maître d’échecs Ray Keene. La jeune Mongole de 18 ans est notamment parvenue à retenir l’ordre de 37 jeux de cartes, soit 1’924 cartes à la suite.

Appelés mnémonistes, les athlètes de la mémoire sont de plus en plus nombreux. Ils seraient des dizaines de milliers en Asie, où les émissions de télévision telles que «The Brain» font fureur. Pour prétendre figurer parmi l’élite mondiale de cette discipline qualifiée de sportive – ou «memory sports» – par ses adeptes, un entraînement digne de celui d’un sportif de haut niveau est en effet nécessaire. Fait intéressant, la faculté de booster sa mémoire n’est pas réservée à une poignée de génies. Une étude publiée en 2017 dans la revue «Neuron» montre par exemple que, sous réserve d’une pratique régulière de la méthode dite «des lieux», tout un chacun peut augmenter ses capacités mnésiques de façon notable.

Reste que des profils types se dégagent, relève Françoise Marie Thuillier, présidente du French Memory Sports Council. «En Asie, il y a pas mal d’excellents compétiteurs qui ont une vingtaine d’années, voire moins. En France, la moyenne d’âge est d’environ 30 ans. Il s’agit souvent d’ingénieurs, de juristes ou de chercheurs brillants et polyglottes. Je rencontre aussi beaucoup de personnes atypiques, toujours très attachantes.»

Tous les âges

Comme les auteurs de l’étude parue dans «Neuron», Françoise Marie Thuillier constate que sous leur forme simple, les méthodes utilisées par les mnémonistes – qui font la part belle aux images et aux associations – sont accessibles à tout un chacun. Elles permettent notamment «d’apprendre de façon plus efficace, par exemple les langues, et de doper sa concentration». La spécialiste donne trois conseils afin d’améliorer sa capacité de mémorisation: pratiquer la «méthode des lieux», avoir recours aux images mentales et écrire des haïkus. Ces poèmes japonais courts, qui célèbrent le moment qui passe, obligent en effet «à faire preuve de créativité, tout en appréciant l’instant présent». Or, la notion de plaisir est essentielle, surtout dans l’apprentissage, relève cette férue de culture japonaise.

Même son de cloche du côté de l’association suisse d’entraînement de la mémoire (Schweizerischer Verband für Gedächtnistraining, SVGT): «C’est prouvé, l’apprentissage n’est pas seulement un processus cognitif, mais aussi émotionnel», rappelle Margit Bittmann, membre de la direction de la SVGT. Les praticiens regroupés sous l’égide de l’association s’efforcent d’ailleurs d’accompagner leurs clients «dans leur ensemble, en tenant compte de leur environnement et de leur mode de vie». À des kilomètres de la discipline sportive, on ne vise pas ici la vitesse et la quantité d’éléments mémorisés, mais seulement la qualité. «Nos clients ont tous les âges et toutes sortes de besoins. Cela va de l’écolier qui peine à apprendre ses leçons à la victime de lésions cérébrales, en passant par le senior qui égare trop souvent ses clés.»

L’entraînement de la mémoire permet-il donc de retarder le vieillissement cognitif? «Je le formulerais différemment», nuance Margit Bittmann. «Il permet de mettre en place des stratégies afin de lutter contre les problèmes liés au vieillissement cognitif.» Pour ce faire, les coaches de la SVGT s’appuient fortement sur les images et les associations, tout comme les mnénonistes. Mais la responsable de l’association souligne que l’entraînement de la mémoire ne constitue qu’une pièce du puzzle: «Pour conserver un cerveau alerte, il faut traverser le monde avec curiosité, entreprendre de nouvelles choses, quel que soit son âge.»

L’hygiène de vie  avant tout

Neuropsychologue cadre au Centre Leenaards de la mémoire, au CHUV, Andrea Brioschi Guevara met elle aussi en avant l’important rôle que joue la stimulation dans le maintien du bon fonctionnement cognitif, grâce à la plasticité cérébrale. De nombreuses études ont montré que cette dernière est fortement associée à la réserve cognitive, à savoir l’ensemble des connaissances et acquis cognitifs amassés durant la vie. On peut dès lors postuler que le fait de lire, d’étudier, de s’adonner à des activités culturelles «mais aussi de faire de l’exercice physique et d’avoir des contacts sociaux plaisants et réguliers» contribue à retarder le vieillissement cognitif.

À l’inverse, les recherches ayant porté sur les entraînements cognitifs n’ont pas montré de résultats probants en tant que tels. «Ces entraînements doivent donc s’inscrire dans une démarche plus globale visant à avoir la meilleure hygiène de vie possible.» Andrea Brioschi Guevara souligne dans ce contexte les bienfaits d’une alimentation appropriée – si possible orientée vers le régime méditerranéen – et d’un sommeil de qualité.

«Cela ne vaut pas que pour les seniors. Des chercheurs ont constaté que si on fait mémoriser à un ado une liste de mots à 21h et qu’on les rappelle le lendemain matin à 9h, les performances sont meilleures que si on lui demande de mémoriser une liste à 9h pour le tester à 21h.» En effet, le sommeil «permet de consolider l’apprentissage et de nettoyer les cellules». Tout comme l’activité physique. «À mon avis, l’une des bonnes choses que peut faire une personne d’un certain âge qui vit seule, c’est acquérir un chien: cela l’obligera à marcher, à faire des courses, à avoir un rythme. Tout en lui permettant de faire des rencontres!»

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Une version de cet article est parue dans In Vivo magazine (no 14).

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