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Quand la nouveauté fait peur

A partir de l’âge de 18 mois et jusque vers 6 ans, tous les enfants traversent une période où ils refusent de nouveaux aliments. Mais pour spectaculaire qu’elle soit, cette phase finit dans la majorité des cas par passer. Les spécialistes appellent cette période «néophobie alimentaire». Il ne s’agit ni d’une anomalie sévère, ni d’une pathologie. Ce choix terminologique remonte aux années 1980. Il semble d’autant plus malheureux que les chercheurs soulignent que ce comportement n’est pas dangereux et en principe pas voué à perdurer. Cette phase aurait même sa raison d’être dans le développement de l’enfant.

Une question, pourtant, n’est pas tranchée: celle du pourquoi. Les explications relèvent de plusieurs ordres: biologique, psychologique, social ou culturel. «Des travaux en psychologie du développement ont montré que la néophobie alimentaire intervenait à un âge où l’enfant prenait de l’autonomie et entrait en opposition, explique Laurence Ossipow, anthropologue et professeure à la Haute école de travail social Genève – HETS-GE.

Ces recherches indiquent que le refus d’aliments inconnus représenterait un moyen de s’affirmer par rapport aux parents, mais aussi de gérer les angoisses que suscitent tous les nouveaux apprentissages qui interviennent à cet âge.» Par ailleurs, la néophobie ne concerne pas qu’une période de l’enfance, mais l’être humain dans sa globalité. Laurence Ossipow cite notamment les travaux de l’anthropologue Claude Fischler, qui définit la tension entre la peur de consommer ce qu’on ne connaît pas – la néophobie – et le désir d’essayer ce qui est nouveau – la néophilie – comme un paradoxe, constitutif de notre condition humaine d’omnivore.

Etre omnivore présente en effet des avantages, notamment celui de ne pas dépendre d’un seul type de nourriture. Mais cela induit la difficulté de devoir distinguer les bons des mauvais aliments. Des recherches montrent que la néophobie alimentaire a des racines phylogénétiques: à l’époque de la préhistoire, refuser la nourriture lorsqu’on était incapable de discerner les aliments sains des toxiques constituait un facteur de survie. Par rapport à l’enfant néophobe, Claude Fischler dans Manger. Mode d’emploi?, ajoute qu’«un chiffre montre les avantages de cette discrimination alimentaire: c’est entre 2 et 3 ans qu’il y a le plus d’accidents domestiques liés à l’ingestion d’un produit toxique.»

Reste que certains parents se sentent perdus face à leur enfant soudainement «chipoteur». «D’un point de vue nutritionnel, il est rarissime que la néophobie entraîne des carences, relève Sophie Bucher Della Torre, diététicienne diplômée et adjointe scientifique à la Haute école de santé Genève – HedS-GE. Mais elle s’accompagne d’une réduction drastique de la variété alimentaire. Or, on sait aussi que la néophobie est un trait de personnalité. Les personnes les plus néophobes ont tendance à le rester.»

De fait, les spécialistes estiment qu’il vaut la peine d’essayer de faire dépasser cette phase aux enfants, «dans la perspective d’une variété alimentaire à long terme», souligne la diététicienne. Loin du «dressage» qui prévalait autrefois, il existe actuellement un consensus général parmi les pédiatres pour des stratégies pédagogiques. «Proposer 5 à 10 fois l’aliment problématique permet en général de transformer le rejet initial en acceptation, explique Sophie Bucher Della Torre. Les enfants sont aussi plus enclins à goûter ce qu’ils ont cuisiné. Enfin, il y a le cadre général. Il doit être encourageant et fixer certaines règles, comme celle de favoriser les repas ensemble à table. Mais surtout, il faut que les parents donnent l’exemple.»

Bref, patience et persévérance sont de mise. Sans oublier les erreurs à ne pas commettre, comme le détaille la diététicienne: «Pousser un enfant à manger des aliments ‘bons pour lui’, lui promettre un dessert s’il mange ses légumes ou le forcer à finir son assiette sont autant d’attitudes à éviter.» Marguerite Dunitz-Scheer, pédiatre spécialisée dans les troubles du comportement alimentaire et directrice adjointe de la Division psychosomatique à la Clinique universitaire pour enfants et adolescents de Graz, en Autriche, va encore plus loin: «Les parents devraient moins intervenir dans l’alimentation de leur enfant. Manger est un acte naturel. Il n’y a pas à féliciter les enfants quand ils mangent bien, ni à les pousser à manger ceci ou cela. C’est inutile, agressant, et cela pèse sur la relation.»

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Le rejet des nouvelles musiques

La peur de la nouveauté ne concerne pas seulement le domaine alimentaire. En musique, par exemple, de nombreuses pièces ont d’abord été rejetées par le public, à cause de leur caractère trop moderne ou simplement différent de ce les gens avaient l’habitude d’écouter.

Les premières représentations du Sacre du printemps d’Igor Stravinski (1913) avaient par exemple fait scandale. L’œuvre déroutait les spectateurs avec une nouvelle conception de la musique comprenant des rythmes répétitifs, des sons nouveaux et une chorégraphie audacieuse. Pourtant, le Sacre ne choque plus aujourd’hui. Il fait même partie intégrante de notre culture musicale. Igor Stravinski n’est de loin pas le seul à avoir subi les critiques: des compositeurs tels que Bach ou Mozart n’ont jamais été célébrés comme des génies de leur vivant. Bach, trop novateur? «Dans une période où l’opéra bouffe (opéra à sujet comique) triomphait en Italie, les œuvres de Bach semblaient aller à contre-courant, explique Nancy Rieben, musicologue et chargée d’enseignement à l’Université de Genève. La valeur de ses compositions pour clavier n’a été reconnue qu’après sa mort, lorsque qu’on a redécouvert sa musique.»

Les nouveaux artistes et les nouveaux styles de musique que l’on a d’abord vivement critiqués avant de les acclamer ne se cantonnent d’ailleurs pas seulement à la musique classique…

Il suffit de se rappeler les premières chansons et déhanchements suggestifs d’Elvis Presley ou les premières mélodies rock-punk des Sex Pistols. Pour Philippe Albéra, professeur d’histoire de la musique à la Haute Ecole de Musique de Genève – HEM-GE, le rejet de la nouveauté musicale s’expliquerait par la nature même du son: «La musique est sans doute l’art le plus puissant physiologiquement. Si les sons sont proches, tendus, cela provoque des effets corporels et psychiques immédiats.» Et lors d’un concert, impossible de ‘fermer ses oreilles’. Pour toute nouvelle forme de musique, une acculturation se révèle nécessaire: «Il faut savoir entendre la musique nouvelle, en comprendre le sens, souligne le professeur. On donne ainsi une cohérence aux sons pour les apprécier.»

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Des résistances sociales à la nouveauté

Qui dicte les nouvelles manières de vivre? La société se transforme constamment. Des formes de résistances à cette évolution sont nées à travers le temps. «Plusieurs théories expliquent le changement de société et la résistance à la nouveauté observée dans certaines couches de la population, indique Christophe Delay, sociologue et adjoint scientifique à la Haute école de travail social de Genève – HETS-GE. Des sociologues tels que Norbert Elias affirment que les classes dominantes sont celles qui accueillent le plus favorablement la nouveauté. Elles proposent à travers différentes époques également de nouvelles manières de manger, de nouvelles technologies, de nouveaux modèles éducatifs – comme ne pas taper les enfants, mais les écouter davantage, introduire de nouvelles normes d’hygiène… – et les diffusent aux autres couches de la société.»

Le processus d’adoption de la nouveauté s’observe de manière générale comme allant du haut vers le bas. Mais pourquoi les classes inférieures résisteraient-elle plus aux nouvelles valeurs? «Cette difficulté à s’adapter à la nouveauté ne cache pas seulement une résistance psychologique de la part des membres des classes populaires, analyse Christophe Delay. D’une part il peut y avoir la peur de mettre en péril la cohérence interne d’un fonctionnement familial, et d’autre part une impossibilité matérielle de s’adapter aux nouvelles normes ou à de nouveaux produits.» Le souhait de distinction de la part des classes supérieures face aux classes dites populaires intervient également dans ce mouvement et mène les premières à toujours rechercher du nouveau dès que l’ancien a été absorbé par les autres.

Mais parfois, la nouveauté suit aussi un mouvement du bas vers le haut. «Les exemples de nouvelles pratiques qui émanent des classes populaires existent aussi», indique Pierre Escofet, sociologue et collaborateur scientifique à l’Université de Genève. Elles concernant des domaines particulièrement créatifs comme les arts ou la mode. «La musique rap, la mode vestimentaire ‘punk’ ou les arts martiaux représentent autant d’exemples de nouveautés provenant de population marginales, poursuit le sociologue. Ils se sont ensuite largement diffusés dans la population.»

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Collaboration: Céline Bilardo

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Une version de cet article est parue dans la revue Hémisphères (no 9)