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Fleurier, manufacture à ciel ouvert

Le Val-de-Travers a connu une histoire horlogère mouvementée, des pionniers préindustriels à la vogue des montres chinoises de Bovet au XIXe siècle. La tradition est à nouveau solidement ancrée sur place. Reportage.

Pour le visiteur de passage, le meilleur moyen d’embrasser du regard tout le Val-de-Travers consiste à monter à près de 1000 m d’altitude, au nid d’aigle surnommé le «Chapeau de Napoléon» qui surplombe Fleurier. De là, le panorama est impre­nable: la vue plonge en direction de Fleurier, Môtiers et au-delà. Attention, route difficilement praticable en hiver! Mais pourquoi ce surnom? Vue d’en bas, la montagne rappelle la forme du célèbre bicorne de Bonaparte.

Comme pour d’autres vallées de l’Arc jurassien, encaissées et débouchant sur la France, la géographie fournit une partie des explications pour lesquelles les activités horlogères ont trouvé un terrain favorable dans le Val-de-Travers au XVIIIe siècle – cinquante ans certes après La Chaux-de-Fonds et Le Locle mais avec une mobilisation rapide de la main-d’oeuvre locale.

De la dentellerie à l’horlogerie

«Avant l’horlogerie, la spécificité régionale était la dentellerie, rappelle Laurent Tissot, professeur d’histoire à l’Université de Neuchâtel. Un bon millier de travailleuses y avaient déjà l’habitude de manipuler des matières délicates, en l’occurrence des étoffes. Les ateliers étaient des sortes de multinationales: certaines entreprises avaient des intermédiaires à Lyon par exemple. Dès le XVIIIe siècle, on voit des pièces d’horlogerie apparaître dans les archives de production de ces ateliers.»

David-Jean-Jacques-Henri Vaucher (1712-1786) est considéré comme le premier horloger de Fleurier. Selon la légende, il aurait appris son métier auprès d’un ouvrier du mythique Daniel Jeanrichard. Il fonde une dynastie d’horlogers et sera suivi en cela par de nombreuses autres familles de la vallée, comme les Bovet ou les Juvet. Les Berthoud, quant à eux, sont originaires de Couvet: Ferdinand Berthoud y fait son apprentis­sage avant de partir à Paris, où il devient un horloger extrêmement réputé.

A ces pionniers des années 1730 succède la mise en place d’un dense système d’«établissage» dans toute la vallée: une multitude de petits ateliers fami­liaux se forment, qui fabrique chacun une partie de la montre. «Les gens abandonnent un peu les travaux des champs : ce sont des sous-traitants occa­sionnels. Des négociants neuchâtelois ou genevois commandent ces compo­sants et les assemblent pour commer­cialiser les montres finies», explique Laurence Vaucher, directrice du Musée du Val-de-Travers à Fleurier.

L’eldorado chinois ne date pas d’hier

Un premier coup d’arrêt à l’expansion horlogère est donné par l’instabilité de la période napoléonienne. C’est dans ce contexte qu’Edouard Bovet se rend à Londres, puis a l’occasion de voyager en Chine, où naîtra le deuxième souffle de l’horlogerie du Val-de-Travers. Détenteur d’une concession du pouvoir chinois, il se lance en effet dans la fabrication de garde-temps destinés spécifique­ment aux clients d’Extrême-Orient. Une période faste s’ouvre: de nombreux autres horlogers suivent son exemple et produisent des montres par paires, ornées de motifs en émail très classiques figu­rant des paysages ou des scènes de salons européens, dont les Chinois sont friands.

En 1851, la première école d’horlogerie de Fleurier ouvre ses portes. Quelques décennies plus tard, une production plus industrielle et automatisée se déve­loppe, autour de fabriques de grande taille comme Fleurier Watch Co qui produisent des volumes importants de montres courantes. Une nouvelle crise horlogère majeure survient dans les remous de la Grande Dépression, précise Laurence Vaucher: «La Confédération intervient en créant des pôles natio­naux. Les fabricants sont obligés de se fondre dans des entités plus grandes et les petits ateliers disparaissent. Il y a eu jusqu’à trois fabriques d’aiguilles différentes à Fleurier!»

Renaissance au tournant du millénaire

Le coup de grâce pour les grands noms locaux survient lors de la crise du quartz des années 1970. «L’horlogerie disparaît alors pratiquement de la vallée, à l’ex­ception de Piaget à La Côte-aux-Fées, qui a toujours eu l’intelligence de travailler dans le haut de gamme et a continué à parier sur le luxe», explique Jean-Patrice Hofner, président de la Fondation Qua­lité Fleurier, un organe de certification horlogère d’excellence.

C’est avec la forte (re)montée en gamme de l’horlogerie suisse dans les années 1990 que l’industrie retrouvera un ancrage fort à Fleurier et dans le Val-de-Travers. Sous l’impulsion d’un homme en particulier: Michel Parmigiani, un restaurateur horloger qui reprend l’hé­ritage des grandes familles de la val­lée pour fonder sa marque Parmigiani Fleurier en 1996 puis un petit empire industriel dont l’un des noyaux durs est le motoriste Vaucher Manufacture. Sa success story «montre l’importance de se baser à la fois sur le génie local et sur des finances extérieures, selon Jean-Patrice Hofner. Michel Parmigiani a en effet eu la chance de restaurer des pièces horlogères de la très importante collection de la Fondation de Famille Sandoz, qui l’a aidé à lancer sa propre marque.» Aux côtés de la fondation, Hermès International investit égale­ment dans Vaucher Manufacture.

La graine plantée par Michel Parmigiani fleurira vite… Parmi d’autres horlogers qui misent à nouveau sur le Val-de-Travers, Pascal Raffy relance en 2001 la marque Bovet, qu’il installera dans le Château de Môtiers. Le maître-horloger Kari Voutilainen s’est établi dans la même commune. L’histoire horlogère du Val-de-Travers continue de s’écrire!

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Fondation Qualité Fleurier

C’est en 2001 que Parmigiani Fleurier, Bovet et Chopard s’associent autour d’un projet: la Fondation Qualité Fleurier, un organe de certification horlo­gère de très haut niveau. «Nous avons réalisé les pre­mières certifications en 2004, explique son président Jean-Patrice Hofner. C’est un processus très long que de certifier une montre selon nos standards: il peut prendre entre six mois et… quatre ans.»

La fondation certifie environ 250 garde-temps par an. «Tous les composants de la montre doivent être suisses, ce dont il s’agit de s’assurer auprès des four­nisseurs. Après les tests Chronofiable et COSC réali­sés sur leur résistance et leur précision, la perfection esthétique de chaque composant est étudiée puis les modèles passent par nos redoutables simulateurs de porter dynamiques et en trois dimensions. Ceux-ci reproduisent des mouvements réalisés au golf, en marchant, en courant, etc.»

Les membres de la fondation sont issus des marques, mais aussi des pouvoirs publics ou d’organismes à but non lucratif. Une commission technique indépen­dante est chargée d’arbitrer en cas de conflit. A noter que depuis 2014, un nouveau département, le FQF Lab, permet aux marques non désireuses d’effectuer une certification d’utiliser les simulateurs de la fondation.

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Une version de cet article est parue dans le magazine Les Ambassadeurs (no 18).