- Largeur.com - https://largeur.com -

La politique au gré du vent

Anne Emery-Torracinta s’agite dans une tourmente où elle s’est largement placée elle-même. Preuve cruelle que le job de conseiller d’Etat a changé de nature, et que la forme importe désormais autant que le fond.

Faudra-t-il la compter au nombre des victimes de Tariq Ramadan? C’est en tout cas avec l’affaire Ramadan que les ennuis d’Anne Emery-Torracinta ont commencé. Depuis cela n’arrête pas, selon le principe suavement théorisé par un ancien président de la République française, voulant que les emmerdements, cela vole en escadrille.

C’était bien la peine d’être créditée d’un bilan honorable au département genevois de l’instruction publique. D’avoir développé une réputation de rigueur, de bonne volonté, de probité, de sérieux, de proximité de terrain. Tout cela pour que la terre, si près du but, à savoir une réélection sans histoire au Conseil d’Etat, s’ouvre soudain sous vos pieds.

C’est à ce genre de mésaventures que l’on comprend combien le job de conseiller d’État flirte avec l’aléatoire et le gré du vent. Au point que l’on s’étonne chaque fois que des pléthores de candidats enthousiastes se battent jusqu’au sang pour décrocher un si fragile pompon.

Le gré du vent, Anne Emery-Torracinta n’a pas su le sentir. Elle n’a pas vu d’abord que Tariq Ramadan était passé, certes assez brutalement, du statut d’icône intouchable, de personnage médiatiquement et politiquement tout-puissant, à celui de pestiféré majuscule.

Un méchant paradoxe veut que ce qui a pénalisé la conseillère d’Etat dans cette sinistre affaire est d’être une femme. Dans le contexte d’hystérie anti-masculine de l’après Weinstein, la retenue, pour ne pas dire la réticence dont a fait preuve Anne Emery-Torracinta sur la question d’une enquête concernant les agissements de l’islamologue quand il était enseignant genevois, aurait probablement mieux été mieux comprise de la part d’un homme. On pourra aussi trouver très injuste qu’Anne Emery-Torracinta paye pour une affaire datant d’une époque où elle-même n’était même pas députée.

C’est dans cette atmosphère irrespirable qu’est intervenue l’autre grosse épine dans le pied d’Anne Emery-Torracinta. Ceux qui pensaient que la magistrate ne pouvait pas faire pire, se trompaient lourdement. L’aspect de girouette dépassée, poussée par la peur, qu’avait laissé entrevoir la gestion du dossier Ramadan éclate cette fois crûment au grand jour.

Soutenir puis flinguer sa plus proche collaboratrice, personnalité éminemment respectée dans le monde enseignant genevois, a donné l’image d’une politicienne dépassée dans un verre d’eau, provoquant elle-même par ses volte-face et ses erreurs de communication une tempête disproportionnée. Surtout pour une minuscule affaire de conflits d’intérêts tout sauf évident, un mandat de 50’000 francs attribué au compagnon de sa collaboratrice, un professionnel sur lequel ne pèse aucun doute en compétences.

En plus, la conseillère d’Etat se défend plutôt mal. «J’admets avoir mal communiqué, mais attend-on d’un magistrat qu’il manie les effets d’annonce ou qu’il gère un département?» Sauf que depuis longtemps il n’est pas de bonne gestion de département qui fasse sans une maîtrise sereine de la communication. Il semblerait que sur ce coup-là, Anne Emery-Torracinta se soit bien trompée d’époque.

La réussite d’un élu dépend souvent d’un facteur majeur qui s’appelle le sens politique, ou plus bêtement le flair. Cela consiste à saisir l’humeur générale, la tendance médiatique dominante, l’impact d’un propos, d’un acte ou d’une absence d’acte et de propos. Etre la fille d’un grand journaliste, Claude Torracinta, créateur de Temps présent, n’aura donc pas préservé la conseillère d’État d’une curée médiatique sans pitié.

Le président de la république française déjà évoqué plus haut, à savoir Jacques Chirac, emprunta un jour au philosophe Jean Guitton, une citation qui dit cette fois le contraire de ce qui arrive à Anne Emery-Torracinta: «être dans le vent, c’est un peu avoir un destin de feuille morte». Ne pas l’être aussi, visiblement.