LATITUDES

À la recherche du moi perdu

Narcisse n’admire plus éperdument son reflet dans l’eau au vingt et unième siècle. Il se cherche dans le miroir que lui tendent les réseaux sociaux.

Qui raconte encore à ses enfants l’histoire de la Chèvre de monsieur Seguin? Cette jeune impertinente, qui s’est fait dévorer par le loup pour avoir préféré la liberté de la forêt à son enclos, n’est plus la vedette des histoires du coucher. A l’heure de l’hyper-individualisme, la morale de ce conte ne correspond en rien à ce que les parents transmettent à leurs têtes blondes. Et pourtant, l’héroïne de la fable d’Alphonse Daudet a forgé les rêves – et les cauchemars – de générations d’enfants.

Car durant la majeure partie de l’histoire occidentale, il s’agissait plutôt de perpétuer un ordre établi que d’affirmer son moi. L’individualisme est une construction historique qui s’est développée en lien avec la modernité. «Ses racines remontent à la Renaissance, explique Sandro Cattacin, sociologue à l’Université de Genève. A cette époque, on assiste à une nouvelle manière de concevoir le monde. Le protestantisme joue un rôle dans cette évolution, car il rend l’individu responsable de son destin.»

Cogito ergo sum

En 1637, le philosophe français René Descartes publie son adage «Je pense, donc je suis», qui marque une étape importante dans l’épanouissement de l’individu. «Dans les siècles qui vont suivre et jusqu’à la Première Guerre mondiale, les libertés individuelles ne cesseront de s’affirmer», poursuit Sandro Cattacin. La propriété privée, la liberté de mouvement, de choisir son conjoint ou son métier deviennent des droits établis sur le plan juridique.

Pour le sociologue François de Singly, auteur de Les sociologies de l’individu, la Révolution française représente par excellence une révolution de l’individualisme, car elle donne à chacun un statut égal de citoyen. «La première modernité (du XIXe siècle aux années 1960) a inventé l’universalisme abstrait, qui définissait tout ce que les individus ont en commun, analyse-t-il dans le magazine Sciences Humaines. La seconde modernité y adjoint un individualisme plus concret, qui valorise la construction des identités de chacun.»

Les Première et Deuxième Guerres mondiales marquent un ralentissement de l’individualisme, selon Sandro Cattacin: «On assiste alors à une soumission totale de la population au pouvoir et à un retour du collectivisme. Les Trente Glorieuses resteront ensuite caractérisées par une forte homogénéisation des comportements. Cette tendance durera cinquante ans et perdurera jusqu’aux années 1970.»

Les mouvements sociaux de Mai 68 marquent le début d’un retour à l’individualisme. Permissivité de mœurs, culte du corps, essor des loisirs et déclin des mouvements collectifs: les années 1970-1980 sont souvent qualifiées comme la période de l’individu-roi, narcissique et hédoniste. Petit à petit, les sphères professionnelle, religieuse, familiale et étatique perdent de leur importance dans la structuration de l’identité. «Aujourd’hui, nous ne sommes pas encore à la fin de ce cycle, observe Sandro Cattacin. On sent cependant un glissement vers un nouveau type de société, où les nouvelles technologies poussent encore plus à l’individualisation.»

Serions-nous en train de vivre l’accomplissement ultime de l’idéologie individualiste? Sans doute, mais nous payons aussi le prix de cette autonomie. Plusieurs sociologues considèrent qu’une nouvelle figure de l’individu a émergé dans le courant des années 1990. Parmi eux, Alain Ehrenberg, directeur de recherche au CNRS et auteur de «L’individu incertain», ouvrage dans lequel il observe que «l’individu souffrant semble avoir supplanté l’individu conquérant». Car désormais, toutes les décisions de la vie, grandes ou petites, reposent sur les épaules de l’individu: son couple, son travail, son lieu et style de vie, etc. Cette situation entraîne un stress permanent: il doit continuellement effectuer des choix et se définir lui-même. Souffrance, fatigue et parfois dépression sont le résultat d’une mobilisation incessante du moi.

Individus éclatés

Un autre sociologue, Bernard Lahire, professeur à l’Ecole normale supérieure de Lyon, parle d’un «individu éclaté», parce que les cercles de socialisation n’ont jamais été aussi nombreux pour une même personne: travail, famille, école, internet, loisirs, religion, etc. Chacun se construit une identité multiple avec des éléments de ces différents milieux, qui sont régulièrement en concurrence les uns avec les autres, ce qui entraîne des tensions. «Dans ce contexte, de nombreux sociologues estiment que la notion d’habitus de Bourdieu n’a plus lieu d’être, précise Sandro Cattacin. Un individu n’a plus d’identité cohérente en rapport avec son milieu social, économique et culturel d’origine. Chacun se construit seul, fait des expériences de socialisation uniques, et en retire un ensemble de dispositions individuelles. La recherche de soi devient donc un travail compliqué de tous les jours.»

Pour le psychiatre Serge Tisseron, spécialiste des nouvelles technologies et auteur du livre 3-6-9-12, apprivoiser les écrans et grandir, internet joue un rôle essentiel dans la multiplication des possibilités de socialisation des individus en dehors de leur milieu d’origine: «Prenez un jeune qui aime la bande dessinée, mais qui vient d’une famille peu intéressée par cette activité. Avant, il aurait laissé tomber sa passion, car il n’aurait pas pu la partager. Maintenant, non seulement il peut trouver sur internet des interlocuteurs qui la partagent, mais il peut obtenir une reconnaissance en publiant en ligne. Cette nouvelle possibilité bouleverse la construction de son identité par chacun.»

Pour expliquer le succès des réseaux sociaux, Serge Tisseron utilise le concept d’extimité, qu’il a proposé dans son livre L’intimité surexposée. Il le définit comme le désir de rendre publiques des parties de soi jusque-là gardées secrètes, afin de les valoriser et de se les réapproprier. «L’extimité est inhérente à l’être humain et a toujours existé. Elle permet de confirmer son moi dans le regard de l’autre. Mais elle prend d’autres dimensions à l’heure actuelle, à cause des possibilités des nouvelles technologies et des changements familiaux.» Pour le psychiatre, le désir d’extimité est désormais moins bridé, car l’image du père est affaiblie, au profit du pouvoir de la figure maternelle. Alors que le père installe une autorité et des limites, la mère a tendance à encourager l’expression du soi de l’enfant.

La mise en scène du moi sur les réseaux sociaux peut aussi être analysée en relation avec le concept de l’individu incertain. L’instabilité de l’identité et l’injonction permanente de la créer font de Facebook un support utile, voire essentiel: on utilise son profil pour confirmer qui l’on est, en utilisant par exemple l’application «Rétrospective sur l’année» pour créer un diaporama sur soi-même. Cette mise en récit sert à unifier et à rendre cohérent son moi, grâce à au regard de l’autre. Et si les réseaux sociaux aident l’individu incertain à se définir, ils reconfigurent en retour les fondements mêmes de son identité.

Peur de l’abandon

Selon Serge Tisseron, «on est passé du ’je pense, donc je suis’ au ’je vois et je suis vu, donc je suis’. J’observe que pour les jeunes, il est devenu plus important d’être remarqué que d’être aimé. Il s’agit d’un changement radical. Pour ce faire, on poste tout et n’importe quoi et on expérimente différentes identités virtuelles.» Le psychiatre français considère cette évolution comme «ni bonne ni mauvaise: nous nous trouvons juste dans un monde différent. Les individus essaient d’y vivre le mieux possible. Ils y connaissent des joies nouvelles, mais aussi des souffrances nouvelles.» Car si auparavant la souffrance était liée au manque de liberté, elle réside désormais dans la peur de l’abandon.

Pour Sandro Cattacin, les individus ne sont pas tous égaux face à l’injonction de se définir eux-mêmes: «Les personnes qui ont le plus de mal avec les nouvelles identités complexes cherchent à les simplifier en se servant de stéréotypes pour se définir elles-mêmes et les autres. C’est ce qui explique le succès actuel des partis populistes.» A l’heure de l’hyper-individualisme, certains – et ils sont apparemment nombreux – sont mus par un profond désir de retourner à l’univers de la Chèvre de monsieur Seguin.

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Une version de cet article est parue dans la revue Hémisphères (no 10).