KAPITAL

L’American Dream des diplômés suisses

Beaucoup de talents rêvent de s’installer dans la Silicon Valley pour monter leur start-up ou travailler pour un géant du web. L’esprit entrepreneurial y est valorisé, mais la compétition est rude. Portraits de Suisses qui ont franchi le pas.

Le comté de Santa Clara, au sud de San Francisco, et quelques communes adjacentes sont perçus comme le centre mondial des technologies de pointe. Plus connue sous le nom de Silicon Valley, cette région, qui s’étend sur 70 km, héberge entre autres les sièges des géants de l’économie numérique que sont Facebook, Apple, Google, Hewlett-Packard, Intel ou encore Tesla. A cette liste impressionnante s’ajoute l’Université de Stanford, régulièrement classée parmi les meilleures du monde.

Le tout forme un écosystème très dynamique. Selon le Global Startup Ecosystem Report, la Silicon Valley est le meilleur endroit au monde pour lancer une start-up. Certes, le capital-risque qui y est investi a légèrement diminué en 2016 par rapport à 2015, mais il reste proche de 10 milliards de dollars – à titre de comparaison, les start-ups suisses ont bénéficié de 900 millions de francs de capital-risque l’année dernière. La concentration de talents, l’expérience entrepreneuriale et l’accès direct à un marché immense sont autant d’autres points positifs de la Silicon Valley.

Le succès de cette région ne date pas d’hier: la Federal Telegraph Company, un des pionniers dans le domaine de la communication à distance, a été fondée en 1909 à Palo Alto, le cœur de la Silicon Valley d’aujourd’hui. Le géant informatique Hewlett-Packard a été créé au même endroit en 1939 et le premier circuit intégré (puce) en silicium a été inventé en 1958, pas très loin, à Mountain View, l’actuel siège de Google. C’est cette invention qui inspirera d’ailleurs dans les années 1970 le surnom «Silicon Valley» – le silicon, ou silicium, étant le matériau de base des puces électroniques.

D’autres fers de lance en matière de technologies de l’information ont suivi, tels que Yahoo ou eBay. Aujourd’hui, ce sont les promesses de l’intelligence artificielle qui dynamisent l’écosystème californien. Parmi les talents qui façonnent les technologies de demain dans la Silicon Valley, les anciens étudiants de l’École Polytechnique Fédérale de Lausanne (EPFL) se retrouvent en bonne position, qu’ils soient entrepreneurs, investisseurs ou spécialistes chez l’un des géants du web. Comment arrivent-ils à se faire une place? De quelle manière perçoivent-ils la vie dans cette région?

L’innovation avant tout

San José, le chef-lieu du comté de Santa Clara, est la ville des États-Unis qui détient le plus grand nombre de brevets pour 100’000 habitants. Elle en compte 800, loin devant San Francisco, San Diego et Austin. «Je suis arrivé dans la Silicon Valley en 1997 après avoir obtenu entre autres un doctorat au Swiss Plasma Center de l’EPFL. Ici, tout le monde parlait de ‘start-up’ et de ‘venture capital’ – des termes alors presque inconnus en Suisse», se souvient Christian Simm. A l’époque, il travaillait dans les bureaux du consulat général de Suisse à San Francisco en tant que représentant du Secrétariat d’État à la formation, à la recherche et à l’innovation. Sa mission: mettre en relation les chercheurs et entrepreneurs helvétiques avec l’écosystème local.

Six ans après, il y a fondé swissnex afin d’approfondir ce mandat. Par le biais d’événements, de conférences et de collaborations, la plateforme densifie les échanges entre la Suisse et les acteurs de la Silicon Valley. «L’esprit entrepreneurial est vraiment valorisé ici, ajoute-t-il. Lorsque vous avez une idée, les gens vous disent ‘essaie’ et ‘je connais quelqu’un qui pourrait t’aider’.»

L’audace paie, estime Aymeric Sallin. Ce Fribourgeois de 44 ans est CEO de la société de capital-risque NanoDimension, qui finance des entrepreneurs dans le domaine des nanotechnologies. «La société Twist Biosciences est venue nous voir il y a quelques années avec l’idée de créer une imprimante à gènes. Nous y avons cru. Aujourd’hui, cette société est devenue l’un des piliers de la biologie synthétique et elle devrait faire son entrée au NASDAQ l’année prochaine. Il y a quelques semaines, Twist a démontré qu’il est possible de stocker des données dans les gènes, en synthétisant des concerts du Montreux Jazz Festival.»

C’est cette audace qui a fait du Genevois Alexandre Gonthier un entrepreneur en série. Au milieu des années 1990, à la fin de son master en Communications Systems à l’EPFL, il a effectué un stage dans une spin-off de l’Université de Stanford où il a notamment côtoyé Martin Cooper, considéré comme l’inventeur du téléphone mobile. Impressionné par l’esprit d’ouverture dans la Silicon Valley, il y est resté et a fondé sa première entreprise, une société de conseil dédiée à Internet.

Mais la percée est survenue en 1997 avec la création d’iPIN, un service de paiement en ligne. «Internet était à ses débuts. Avec notre start-up, nous avons tenté quelque chose de vraiment nouveau», explique Alexandre Gonthier. Sa société a levé plus de 40 millions de dollars de capital-risque et fait aujourd’hui partie du géant numérique Intel. Après un passage à Londres, où il a travaillé dans deux fonds de capital-risque et a co-fondé en parallèle deux autres sociétés dans le domaine du paiement, Alexandre Gonthier est retourné dans la Silicon Valley en 2012. Il est aujourd’hui CEO de PayWith-MyBank. Comment le paysage entrepreneurial a-t-il changé? «Comme les barrières technologiques à l’entrée ont baissé, il y a plus de concurrence. Mais aussi beaucoup plus d’argent. Avec les taux zéro des banques centrales, le capital-risque présente de plus en plus d’intérêt pour les investisseurs privés et institutionnels. D’autre part, l’accompagnement des jeunes entrepreneurs s’est structuré: dans les années 1990, il n’existait pas d’incubateurs pour les aider.»

L’effet du réseau

La Silicon Valley est un endroit où des talents venant du monde entier se croisent. Quelque 40% des habitants de la région sont nés en dehors des États-Unis – la moyenne nationale étant de 13,5% seulement. Tous les soirs, ils se côtoient lors d’événements culturels ou de conférences.

Même lors d’activités plus triviales, comme le sport ou des barbecues, il s’agit de rester toujours ouvert, car on peut faire des rencontres à tout moment, comme l’explique Aymeric Sallin: «Une fois, je me suis retrouvé à table à côté de Steve Jobs. Se montrer ouvert est primordial, surtout au début. Ici, j’ai rencontré mes amis les plus proches: nous avons eu en commun ce besoin de quitter nos pays d’origine pour rejoindre cet eldorado de liberté et de technologies. Cependant, il y a toujours deux faces à une pièce: autant on peut s’exprimer et croire en soi, autant la compétition est rude. Le point positif, c’est que les gens vous écoutent quand vous avez de bonnes idées.» Aymeric Sallin a commencé à fréquenter la Silicon Valley en 2006, lors de l’ouverture d’une antenne de sa société de capital-risque alors basée à Zurich. Les rencontres en dehors du travail ont souvent été déterminantes dans la réussite de son entreprise.

Alexandre Gonthier a fait la même expérience: «J’ai rencontré mon associé avec lequel j’ai fondé iPIN lors d’une soirée cocktail. Il avait les compétences en systèmes de paiement, tandis que j’avais le savoir-faire en lien avec Internet: nous étions complémentaires.» Selon le Genevois, la spécificité de la Silicon Valley provient d’un côté de l’énorme marché américain féru d’innovation et de l’autre de la masse critique que l’écosystème local a atteint: pratiquement tout le monde travaille dans le secteur des technologies. De plus, lorsque l’on arrive de loin, on n’a ni réseau social ni professionnel, ce qui fait que les rencontres sont voulues.

Ludek Cigler a profité de cet écosystème pour trouver un nouveau travail. Après son doctorat dans le domaine du software engineering, il a travaillé chez Facebook pendant trois ans. Un représentant du réseau social était venu faire une présentation à l’EPFL en 2012 suite à laquelle l’informaticien d’origine tchèque a postulé. Lorsqu’il travaillait au siège de Facebook près de Palo Alto, il s’est vu proposer un poste par Pinterest, un réseau social basé sur le partage de photos. Selon lui, les choses se font ainsi dans la Silicon Valley.

Pour Christian Simm, la faillite d’une entreprise ou le non-aboutissement d’une initiative peuvent même avoir des côtés positifs grâce au réseau. Les éléments valables du projet initial peuvent ainsi être repris par d’autres. «C’est souvent la deuxième, voire la troisième mouture qui est la bonne.» Un exemple pour illustrer ce phénomène: l’éclatement de l’entreprise Fairchild Semiconductors en 1957, qui a donné naissance à tout un arbre généalogique de «descendants», comme Intel. Dans la même logique, Apple a été fondé par des anciens de Hewlett-Packard. Des anciens d’Apple ont quant à eux lancé la plateforme de vente en ligne eBay.

Mur d’escalade à Disneyland

Au cours des années, les géants du numérique comme Facebook, Google ou Apple se sont forgés une image d’entreprise où il fait bon travailler, avec son offre d’aliments sains et gratuits, de cours de sport ou encore d’espaces de détente. Ludek Cigler peut en témoigner: chez Facebook, il a collaboré sur le système qui détermine quelle publicité les internautes aperçoivent dans leur fil d’actualité. «Les lieux de travail ressemblent à une sorte de Disneyland: il y a des restaurants, des jeux vidéo et un grand mur d’escalade, raconte-t-il. Il y a des gens partout.» Un autre aspect qui l’a impressionné est l’accessibilité des supérieurs. «On croise assez souvent Mark Zuckerberg. Il a son bureau au milieu des autres. De plus, la salle de réunion où il passe beaucoup de temps est entièrement vitrée. Il ferme les rideaux seulement lorsqu’une séance doit rester secrète.»

Yohann Coppel, ingénieur chez Google, confirme: «Il peut m’arriver de rester tard lors d’un lancement de projet. Mais je ne peux pas dire que les supérieurs nous mettent trop de pression. Je n’ai plus dû travailler le week-end depuis cinq ans.» Ce Français de 33 ans travaille notamment dans le domaine du référencement des résultats de recherche, l’activité traditionnelle de la société. Il y a été embauché en 2008 suite à un stage de 5 mois qu’il avait commencé après un master en informatique.

En dehors du cadre professionnel, le climat favorable de la Californie incite les gens à accomplir beaucoup d’activités à l’extérieur. Le triathlon fait partie des sports les plus pratiqués dans la Silicon Valley, selon Yohann Coppel, qui en est lui-même adepte. D’autres se retrouvent au sein de cercles composés d’anciens étudiants de l’EPFL. C’est le cas de Wei Li. La jeune femme de 29 ans travaille à San José pour l’entreprise MapR Technologies – spécialisée dans le traitement de grandes quantités de données – dans le domaine du marketing numérique. A l’EPFL, elle a obtenu un master en Management of Technology & Entrepreneurship en 2012 et compte plusieurs alumni parmi ses connaissances sur place. Seul bémol qu’elle relève: les transports publics sont très peu développés dans la région, au point que certaines grandes entreprises comme Google ou Facebook mettent à disposition des navettes pour leurs employés. Par conséquent, plus de 70% des personnes se rendent au travail en voiture – contre seulement 6% se déplaçant en transports publics et à peine 2% à vélo.

Les loyers sont également un sujet controversé depuis quelques années. Entre 2011 et 2016, leur prix médian a augmenté de 25% pour atteindre 2’700 dollars – 1’000 de plus que la moyenne nationale. Dorothea Beringer a travaillé chez Hewlett-Packard de 1997 à 2002. Durant cette période, elle vivait à Palo Alto. Après un passage en Europe, elle est revenue s’installer à l’est de la Silicon Valley en 2004. Depuis, elle a assisté à une vraie explosion du loyer: «Tant que vous êtes célibataire, les salaires vous permettent de vivre correctement. Mais cela devient plus difficile lorsque vous fondez une famille.» Mais selon Christian Simm, les acteurs technologiques sont en train de s’emparer de ces thématiques: «Je pense qu’il est tout à fait possible qu’Uber, Airbnb et les autres trouvent à terme des solutions à ces problèmes qui nuisent à la qualité de vie.»

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5 conseils pour s’installer dans la Silicon Valley par Ludek Cigler, software engineer chez Pinterest

Commencez les procédures tôt: l’obtention d’un visa peut prendre quelques mois voire quelques années en cas d’échec à la loterie de visa H-1B (emplois demandant un diplôme d’enseignement supérieur).

N’ayez pas peur du changement: si votre premier travail ne vous plaît pas, il est facile d’en trouver un autre. La durée moyenne des emplois dans la Silicon Valley est de 18 mois.

Soyez flexibles concernant votre logement: vous allez probablement habiter dans un endroit plus petit et plus cher que ce que vous auriez imaginé.

Profitez de ce que la région a à vous offrir. La baie de San Francisco est La Mecque de l’innovation: il y a chaque jour des opportunités de réseauter et de nouvelles choses à découvrir.

Si vous travaillez dans le domaine de la programmation, lisez «Cracking the Coding Interview» de Gayle Laakmann McDowell. Ce livre permet de se préparer efficacement aux entretiens d’embauche.

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Une version de cet article est parue dans le magazine Alumnist (no 7).