LATITUDES

Dirty denim, le goût du sale

Porter des jeans neufs et propres qui paraissent aussi crasseux que ceux d’un garagiste: cette mode fait fureur depuis quelques mois. On l’appelle «dirty chic».

«Cher Père qui présidez à toutes choses, merci. Depuis quelques mois, des jeans étonnants sont apparus dans les magazines et les magasins. Ils ne sont ni délavés, ni «stone-washed», mais neufs, et traités de manière à sembler crasseux. Ils sont signés Helmut Lang, Calvin Klein, Diesel ou DKNY.

Ainsi, cher Père qui présidez à toutes choses, vous nous comprenez. Continuez, de grâce. Faites que nous quittions davantage encore les marais du désespoir. Faites que nous regagnions la maîtrise, si faible soit-elle, de notre destin. Faites que nous parvenions à récuser ce XXIe siècle qui nous détruit. Faites que nous dévastions ces mégalopoles dont le moindre immeuble nous moque au milieu des avenues.

Faites que nous exterminions les puissants du secteur tertiaire qui nous cisaillent de jour en jour au bal de leurs décisions glacées. Faites que nous ne soyions plus chosifiés, banalisés, comptabilisés, numérisés et scannés. Faites que nous devenions indestructibles au cœur des flux médiatiques ultraconnectés.

Faites que nous nous dressions comme des œuvres d’art au milieu de l’ordinaire ambiant. Faites que nous soyions les dépositaires éclatants du fier et du sauvage.

Faites que nous fassions concurrence à tout ce qui nous casse la tête, les trains à trois cents kilomètres à l’heure, les voitures teigneuses comme des bêtes, les lasers dans la fumée des usines, les ponts d’où tombent les suicidés, les maladies qui crépitent comme des fléaux, et tous ces vieux et toutes ces vieilles qui ricanent dans leurs petits jardins.

Faites que nous partions en cortèges à l’assaut du monde. Faites que nous tressions les liens des fraternisations massives pour aller chanter la jouissance brute au tréfonds des banlieues.

Faites que nous retrouvions la saleté des origines, quand rien ni personne ne mentait encore. Faites que nous nous multipliions comme les extases ambulantes de la crasse, de la tache et de la graisse. Faites que nous soyions des insultes vivantes à l’ordre établi de la business planète. Faites que nous crachions à la gueule des costumes trois pièces et des tailleurs quinquagénaires. Faites que nous soyions des apparences à mi-distance de la lave et du fumier, de la flamme et de l’excrément.

Couvrez d’enduits crades nos rêves si purs, cher Père qui présidez à toutes choses. Mais de grâce, ne nous faites pas ressembler aux paysans crétins du XIXe siècle, ni même à ces pauvres apprentis garagistes du XXe!

Nous jouons seulement, cher Père qui présidez à toutes choses. Faites donc que la marque de prêt-à-porter Calvin Klein et son «dirty chic», ou que les jeans maculés de Helmut Lang, ou que les vêtements faussement souillés de Dior et de Balmain, ou que Levi’s et sa ligne «greasy», nous inspirent les normes d’un savoir-être irréductible.

Ah, cher Père, résister, résister, résister!»