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Dialogue entre fous du moteur

Les pionniers des courses de voiture avaient déjà besoin des horlogers pour chronométrer leurs performances au début du XXe siècle. Les liens entre ces deux univers se sont renforcés depuis plus d’un siècle, donnant naissance à quelques-unes des montres les plus mythiques de l’histoire.

Le bolide démarre. Il atteint rapi­dement les 250 km/h. Le cœur palpite autant que le ventre. Nous sommes à Spa-Francorchamps, célèbre circuit automobile belge avec sa pente ultra-raide au départ et ses virages redoutables. Alors on décélère pour mieux aborder les ron­deurs du tracé, mais pas trop – même en réduisant de 100 km/h, ce serait encore la sortie de route quasi assurée à bord d’une voiture conventionnelle.

De trois à quatre pilotes vont se relayer pendant 24 heures au volant de ces modèles GT des marques Mercedes, Ferrari, Lamborghini, Audi ou encore Porsche, sur 546 tours pour les meil­leurs d’entre eux. Plusieurs dizaines de milliers de spectateurs se sont donné rendez-vous tout au long du circuit de 7 kilomètres, massés derrière les espaces grillagés qui abritent les bolides aux vrombissements alternés.

«La beauté et la difficulté de ce circuit, par rapport aux 24 Heures du Mans par exemple, résident dans le fait que plus de 60 voitures différentes concourent dans une seule et même catégorie. Du coup, les voitures sont très proches les unes des autres et il est plus difficile d’effectuer des dépassements», sou­ligne Jonathan Hirschi, pilote pour l’écurie suisse Émil Frey Jaguar Racing. Un type de course qui se nomme «Endu­rance», non sans raison…

Le long du parcours, la marque horlo­gère Blancpain, partenaire officiel des championnats des Blancpain GT Series, dont Spa-Francorchamps est l’une des étapes importantes, déploie ses bande­roles. Son nom est aperçu jusque sur les Vespa sillonnant l’immense terrain de jeu automobile, entre les camions des écuries, les paddocks et les carrés VIP. Fait original: la maison a directement créé et développé ces championnats auto­mobiles en partenariat avec l’organisa­teur de course SRO, ne se contentant pas d’apposer son logo lors des événements. Ce n’est pas la seule marque horlogère ayant misé sur l’automobile. Une fonc­tion historique et pratique a conduit à la présence des horlogers auprès des pilotes: le chronométrage.

Omega, Jaeger et Heuer entrent en course

«Les liens entre horlogerie et automo­bile remontent au début du XXe siècle, lors de l’organisation des premiers embryons de courses, raconte Rémy Solnon, auteur d’un ouvrage intitulé Montres et automobiles de prestige. Des horlogers tels qu’Omega et Heuer ont alors conçu plusieurs types de chronomètres, qui pouvaient notamment s’installer directement sur le tableau de bord des voitures ou qui étaient utilisés par les commissaires de course.»

Ces chronomètres permettaient de calculer le temps d’un tour de piste, mais aussi de mesurer la vitesse des véhicules. L’un des premiers modèles de ce type était le Heuer Time of Trip de 1911. Jaeger réalisait également des compteurs de vitesse spécialisés, qui étaient utilisés tant dans l’aviation qu’en automobile.

Ces outils professionnels sont en réa­lité apparus en aviation avant de faire leur entrée dans le monde automobile. Le plus célèbre de ces instruments de mesure en vol était la Cartier San­tos réalisée pour l’aviateur Alberto Santos-Dumont, l’une des premières montres-bracelets. Les liens entre les instruments de mesure pour l’automo­bile et l’aviation seront sans doute le mieux symbolisés par le chronographe (ou «compteur de bord») Autavia de 1933, dont le nom même est la contraction de l’automobile et de l’aviation.

1960, la décennie dorée

«Les années 1910 et 1920 ont vu les pre­mières voitures apparaître et les horlo­gers répondre aux besoins des pilotes en matière de chronométrage de course, poursuit Rémy Solnon. Toutes les per­sonnes aisées commençaient alors à s’acheter une voiture, ce qui a ouvert un nouveau marché pour les horlogers. Cer­taines marques ont misé sur ce créneau.»

À l’origine, il s’agissait d’instruments de mesure professionnels destinés avant tout aux pilotes. «On peut situer le début d’un véritable marketing horloger autour de réussites sportives aux années 1930. Des marques ont commencé à sou­tenir des exploits sportifs pour en faire la promotion dans les journaux.»

À partir de la fin des années 1950, une décennie «bénie» s’ouvre pour le développement de montres conçues pour l’automobile – et leur mise en avant dans un second temps. L’Omega Speedmaster est aujourd’hui associée à la Lune, mais il ne faut pas oublier qu’elle a été à l’origine développée pour l’automobile en 1957, avant les fusées! L’année 1963 voit le lancement de la Carrera par Jack Heuer (en référence à la Carrera Panamericana, une course automobile considérée comme la plus dangereuse au monde) et de la Daytona Cosmograph, deux modèles de légende.

L’esprit était de concevoir des montres pour les pionniers de la vitesse auto­mobile. On peut comparer ces innova­tions aux produits que les horlogers ont conçus pour les plongeurs: des instru­ments professionnels avant tout.

Égaler la performance des bolides

Peut-on pour autant aller jusqu’à établir un parallèle entre la notion de «manu­facture» horlogère et automobile ? «Cette notion de manufacture, de réalisation à l’interne ou de verticalisation de la production est beaucoup moins forte et valorisée en automobile qu’en horlogerie, nuance Rémy Solnon. Une Pagani Zonda est équipée d’un moteur Mercedes-AMG et pour autant les clients sont prêts à payer très cher pour ce modèle. Les échanges sont fréquents entre maisons automo­biles, sans que cela ne choque grand-monde. Les exigences en la matière ne sont pas les mêmes qu’en horlogerie.»

Certains partenariats poussent en revanche les horlogers à essayer de réa­liser des modèles aussi exceptionnels que les voitures dont ils s’inspirent. Men­tionnons ici trois des meilleurs exemples. La Bugatti Type 370 de Parmigiani Fleu­rier est un précurseur du design de rup­ture qui essaimera durant la décennie 2000, avec son mouvement transversal manuel complètement disruptif et de forme tubulaire, basé sur le moteur de la Veyron. Toute l’architecture de la montre, qui se porte tel un «bloc-moteur» au poignet, est ainsi repen­sée. Six années de recherche ont été nécessaires à la conception de ce modèle doté d’un affichage latéral de l’heure. Les différents modules du mouvement – organe réglant, train d’engrenage, réserve de marche, double barillet – sont structurés par sections sur cinq platines différentes alignées dans le prolongement du bloc. Ces étages com­muniquent en synergie grâce à un arbre de transmission traversant l’ensemble de part en part et permettant de syn­chroniser les actions selon le principe exact d’un moteur de voiture.

La MP-05 LaFerrari de Hublot est un autre modèle au design reconnais­sable entre tous, avec son architecture verticale suivant la ligne de la super­car. Cette montre de tous les superla­tifs affiche une réserve de marche de 50 jours, pour pas moins de 637 com­posants! Les heures et les minutes sont indiquées à droite des barillets au moyen de cylindres en aluminium éloxé noir. Sur le côté gauche, un autre cylindre affiche la réserve de marche. De chaque côté, des barres de renfort en aluminium anodisé rouge rappellent la couleur emblématique de Ferrari.

Le partenariat de Bovet avec le bureau de design italien Pininfarina, initié en 2007, a lui aussi donné naissance à une collection de montres exceptionnelles. Les mots d’ordre pour le développement du modèle OttantaSei ont été ceux de la lumière et de la légèreté, jouant sur le double sens du mot «light» en anglais. Les glaces de forme complexe du modèle donnent toute leur force au concept de transparence, permettant d’observer le mouvement sous toutes ses coutures. Trois cercles distincts défi­nissent les organes essentiels du garde-temps d’une autonomie de dix jours: le barillet et l’indicateur de réserve de marche concentrique à 10h, l’affichage des heures et des minutes disposé à 2h, enfin le tourbillon volant dans l’espace aérien libéré à 6h.

Mentionnons aussi le développement par Jaeger-LeCoultre, au tournant des années 2000, de la collection AMVOX (contraction de Aston Martin memoVOX, la célèbre montre de 1965 dotée d’une fonction alarme), avec son partenaire de l’époque Aston Martin. «L’AMVOX2 DBS Transponder permettait notamment d’ouvrir et de verrouiller son véhicule à distance, grâce à un transpondeur inté­gré au boîtier, mais également d’activer la fonction chronographe sans bouton-poussoir, au moyen d’un boîtier à bas­cule», précise Rémy Solnon.

Quant à la maison genevoise ultra-contemporaine Roger Dubuis, qui col­laborait déjà avec Pirelli dans le monde automobile, elle vient de lancer deux pièces Excalibur Aventador S en parte­nariat avec Lamborghini. L’apparence, comme le cœur de ces montres squelette, a été pensée en écho à la marque ita­lienne: ainsi, le nouveau calibre Duotor développé à cette occasion s’inspire du moteur de l’Aventador S et de la nouvelle Huracán Super Trofeo EVO de Lambor­ghini. Rappelant le montage longitudi­nal des moteurs Lamborghini, adapté au design aérodynamique et épuré des voitures, le double balancier est incliné et soutenu par des supports en forme de suspension triangulaire. Les matériaux utilisés – carbone multicouche et car­bone C-SMC – reposent pour leur part sur la même technologie que celle utilisée pour les voitures Lamborghini.

Des ruptures technologiques ont ainsi accompagné le lancement de ces par­tenariats entre horlogers et marques automobiles. L’innovation pure naît souvent de la rencontre de gens qui ne parlent pas forcément le même langage! L’accent est également mis sur le design: on ne compte plus les bracelets des montres qui s’inspirent des gants des pilotes sur les modèles les plus sportifs. On retrouve aussi souvent des compteurs évoquant les tableaux de bord automobiles sur les cadrans des montres.

De la voiture vintage à la Formule E

D’autres partenariats prennent la forme de sponsoring de courses automobiles. L’un des pionniers en la matière a été Chopard et son association dès 1988 à la course de voitures anciennes de la Mille Miglia. Aujourd’hui, l’immense majo­rité des courses historiques automobiles ont des partenaires horlogers, qu’il s’agisse de Goodwood, Le Mans Classic ou des Concours d’Elégance. A. Lange & Söhne, par exemple, est partenaire du Concorso d’Eleganza Villa d’Este en Italie, de Masterpieces & Style en Allemagne ou encore des Classic Days. Les Ambassadeurs sponsorise les Classic Car Awards, une compétition de véhi­cules anciens. Deux éditions ont lieu chaque année: la première en août à Zurich et la seconde en septembre à Ascona (Tessin).

Dans un registre plus contemporain, il faut encore évoquer les nombreux par­tenariats entre les marques horlogères et les écuries de Formule 1 (par exemple Bell & Ross et Renault Sport), en endu­rance et même à présent avec celles de la Formule E – une nouvelle catégorie lancée en 2014 qui en est encore à ses prémices mais qui est amenée à gagner en notoriété. Après tout, ces nouvelles compétitions de voitures électriques jouent la carte de l’écologie… et quoi de plus écologique qu’une montre mécanique?

Au fil du temps, les instruments de mesure servent aussi d’instruments promotionnels. Par ailleurs, la clien­tèle est également souvent similaire entre les maisons horlogères et auto­mobiles. Certaines marques ont même des directeurs qui sont eux-mêmes de grands amateurs de courses automo­biles, comme Marc Hayek chez Blanc­pain. «Les passionnés d’horlogerie sont souvent de grands amateurs de vitesse et d’endurance, et bien entendu de mécanique, souligne Rémy Solnon. Et je crois que les amateurs d’automobile sont fascinés par la capacité des horlo­gers à réunir autant de complications mécaniques dans un si petit boîtier!»

L’expert poursuit: «Aujourd’hui, les montres développées à l’origine pour l’automobile ne sont plus exclusive­ment réservées aux pilotes. C’est aussi ce qui s’est passé pour les montres d’aviation ou de plongée: qui parmi nous plonge régulièrement à 100 mètres de profondeur? Mais la magie du chro­nographe opère toujours: il s’agit de la complication horlogère sans doute la plus appréciée parmi toutes. Peu de gens l’utilisent effectivement mais c’est ‘l’esprit du pilote’ qui séduit.»

Aujourd’hui, les courses de F1, comme les autres compétitions sportives, ne sont bien entendu plus mesurées au chronographe mécanique. Tout est informatisé et précis au 1/1000e de seconde. Le Swatch Group a par exemple développé sa propre structure de chro­nométrage sportif, baptisée Swiss Timing. Mais la montre – d’autant plus le « chrono » – gardera toujours sa force de caractère face à la machine !

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Une version de cet article est parue dans le L.A. Magazine (n°21).