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L’alcool, ce compagnon de retraite

En Suisse, les personnes âgées sont aussi touchées par l’alcoolisme, qu’elles développent souvent au moment de leur retraite. Un phénomène tabou dont la prise en charge demeure compliquée.

Henry* s’est mis à boire à 50 ans, après une rupture difficile. «Au début, je buvais un verre de vin le soir en rentrant du travail. Je suis ensuite passé à trois verres par jour.» Ce septuagénaire avait, lors de sa vie active, beaucoup de collègues et d’amis autour de lui. «A la retraite, ma vie sociale s’est considérablement dégradée et j’ai eu l’impression de ne plus servir à rien. J’ai commencé à boire encore plus. C’était facile, cela me permettait de faire une pause, de ne plus être triste. J’avais conscience de ma surconsommation, mais n’avais pas la force de changer. Il y a quelques années, ma petite-fille m’a demandé pourquoi je me comportais ‘bizarrement’.» Cette question a fait office de déclic: il s’est rendu aux Alcooliques Anonymes. Et est sobre depuis deux ans.

La situation d’Henry n’est pas un cas isolé. En Suisse, en 2015, 7,3% des 65-74 ans ont consommé en moyenne par jour des quantités d’alcool qui présentent des risques moyens à élevés pour la santé, selon le Monitorage suisse des addictions. Le seuil de risque est fixé à 20 g d’alcool en moyenne par jour chez les femmes (environ deux verres de vin) et 40 g pour les hommes (quatre verres de vin). En comparaison avec les autres tranches d’âge, on enregistre les taux d’abus les plus élevés chez les 65-74 ans, mais aussi chez les 20-24 ans. Une consommation qui est en réalité probablement encore plus élevée. «L’enquête réalisée est représentative d’un point de vue statistique, explique Corine Kibora, porte-parole d’Addiction Suisse. Mais il existe un risque de sous-estimation de sa propre consommation.»

L’absorption d’alcool en trop grande quantité est déconseillée à tout âge. Mais en vieillissant, les dommages physiques et les risques d’accident liés à la consommation surviennent plus rapidement. «Avec l’âge, la quantité d’eau présente dans l’organisme diminue, précise Laurence Seematter Bagnoud, médecin spécialiste en prévention et santé publique au CHUV, à Lausanne. L’alcool consommé est donc dilué dans une plus faible quantité de liquide, ce qui augmente les effets.» La spécialiste cite plusieurs conséquences directes, telles que des troubles de l’équilibre et des risques de chutes ou d’accidents de voiture. Les résultats d’une étude menée en 2015 par le médecin ont également montré que la marche était plus lente et moins régulière chez les personnes qui rapportaient une consommation supérieure aux recommandations, ce qui indique un risque accru de tomber.

L’âge fatidique de la retraite

En vieillissant, la prise de médicaments régulière est également plus fréquente, car le risque de souffrir de certaines maladies – notamment l’hypertension ou les problèmes cardiaques – augmente. De nombreux médicaments interagissent avec l’alcool: c’est notamment le cas des tranquillisants et somnifères de la famille des benzodiazépines. Ces traitements peuvent rendre dépendant lorsqu’ils sont consommés régulièrement, ce qui est le cas de 15,6% des 65-74 ans et 17,6% des plus de 75 ans, selon le Monitorage suisse des addictions. «Les benzodiazépines entraînent une diminution des réflexes pouvant causer chutes et accidents de la route, dit Laurence Seematter-Bagnoud. Si l’on y rajoute la consommation à risque d’alcool, les effets sont doubles.»

Pourquoi les personnes âgées sont-elles plus enclines à boire de façon excessive que les autres? Addiction Suisse estime qu’un tiers des aînés qui souffrent de problèmes d’alcoolodépendance ont développé cette maladie après la retraite. «Cette période s’accompagne souvent d’une perte de reconnaissance, d’un rôle ‘utile’ dans la société et de liens sociaux, observe Corine Kibora. La sagesse des anciens n’est pas valorisée dans notre société: on pousse à la performance, au jeunisme. Avec le vieillissement de la population, les seniors sont pourtant de plus en plus nombreux. Pour certains, l’alcool fait office de refuge.»

Philippe Vouillamoz, ancien responsable au sein de la branche valaisanne d’Addiction Suisse et directeur du Foyer Pierre-Olivier à Chamoson (VS), évoque également la solitude dont souffrent certaines personnes après le passage à la retraite. «Il s’agit d’une période qui s’accompagne de pertes: le décès du conjoint et de membres de la famille, mais aussi la dégradation du soutien social des amis et collègues.»

«Dernier petit plaisir»

Alors que l’alcoolisme et la consommation de drogue chez les adolescents et jeunes adultes font régulièrement la une des médias, la question des personnes âgées reste encore cachée. «Ce problème a longtemps été ignoré, voire tabou, dénonce Philippe Vouillamoz. On commence seulement à le considérer comme une affaire de santé publique depuis que l’on parle de vieillissement de la population.»

Pour quelles raisons le sujet est-il passé sous silence? «L’alcool fait partie intégrante de notre société et est très accepté, relève Nathalie Arbellay, chargée de cours à la Haute Ecole de Travail Social en Valais. Pour cette génération, le verre de vin en mangeant reste la norme. On se dit qu’on ne va pas lui enlever ce ‘dernier petit plaisir’.» Selon elle, la différence principale entre la consommation chez les jeunes et les personnes âgées réside dans la notion même de majorité: «On pourrait se demander ‘qui est-on pour intervenir chez un adulte et lui dicter sa façon de consommer?’»

L’excès d’alcool chez les seniors est d’autant plus difficile à repérer que ceux-ci sont isolés socialement: «Les jeunes ont plus tendance à consommer en fin de semaine de grosses quantités en peu de temps (‘biture express’), note Corine Kibora d’Addiction Suisse. Les 55 ans et plus sont par contre plus enclins à boire quotidiennement, la plupart du temps au sein même du foyer.» Autre élément qui rend la détection du problème délicate chez les seniors: les symptômes associés à l’alcoolisme – perte d’équilibre, chute, dégradation du sommeil et de l’élocution – sont souvent aussi ceux du vieillissement.

Vin sans alcool

Lors de situation de dépendance, les proches jouent un rôle important. «C’est souvent eux qui se rendent compte du problème, sans savoir comment réagir», avance Corine Kibora. Elle conseille d’évoquer les conséquences, plutôt que la consommation elle-même: il s’agit de pointer les avantages à changer certaines habitudes et encourager à consulter. Les professionnels de la santé, notamment les médecins de famille, remplissent donc aussi une fonction essentielle. «Ils bénéficient malheureusement de peu de formation sur le sujet, regrette Philippe Vouillamoz. Et certains médecins nient encore le problème lorsqu’ils font face à des personnes âgées alcoolodépendantes…»

En plus des Alcooliques Anonymes, plusieurs organismes tentent d’enrayer le phénomène. La Croix-Bleue propose par exemple d’accompagner le malade et les proches. Elle collabore aussi directement avec les EMS à la recherche de solutions. En partenariat avec Addiction Suisse et Infodrog, l’Office fédéral de la santé publique a également mis sur pied en 2013 la plateforme d’aide en ligne «Addictions et vieillissement». Elle regroupe les connaissances actuelles sur le sujet et est destinée aux personnes âgées, à leur entourage et aux professionnels.

Des mesures à l’échelle locale portent aussi leurs fruits. L’établissement que dirige Philippe Vouillamoz propose, en plus du vin ordinaire, une version sans alcool. Après avoir essuyé des refus quand il a expressément proposé du vin sans alcool, Philippe Vouillamoz a changé de méthode: «Nous servons pendant un ou deux jours du vin désalcoolisé à une personne sans le lui dire. Nous lui demandons ensuite rapidement si elle souhaite continuer ou non. Il est important de ne pas occulter la notion de plaisir lorsqu’on évoque les risques d’une consommation d’alcool trop élevée.»

* Prénom d’emprunt

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Une version de cet article est parue dans la revue Hémisphères (no 13).

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