TECHNOPHILE

Les six leçons de la «Start-up Nation»

Avec environ 2000 start-up sur son territoire, Israël fait figure de Silicon Valley du Proche-Orient. Reportage à Tel-Aviv pour comprendre les secrets de ce succès.

Il est 9 heures du matin dans le car 90 reliant Tel-Aviv à sa proche banlieue, Herzliya. Les passagers ont entre 25 et 35 ans et rejoignent l’un des nombreux employeurs high-tech de la ville. Apple, Dell, Microsoft, 3M, General Motors, Merck: les centres de recherche et développement des multinationales, au nombre de 300 dans le pays, défilent sous leurs yeux. A l’ombre de ces géants, des centaines de start-up locales occupent des bureaux flambant neufs. Elles sont environ 2000 réparties sur l’ensemble du territoire israélien. Leurs sources de financement? Des levées de fonds s’élevant à 4,8 milliards de dollars en 2016, en augmentation de 11% par rapport à 2015. Comment expliquer l’émergence d’un écosystème aussi dynamique dans un pays de seulement 8,6 millions d’habitants? Que peuvent apprendre les pays européens de la «Start-up Nation»?

1. ATTIRER LES GÉANTS TECHNOLOGIQUES

Israël a réussi à attirer très tôt les leaders technologiques mondiaux, une leçon pour les Etats européens, selon l’ancien directeur de l’Ecole Polytechnique Fédérale de Lausanne Patrick Aebischer. «Ces multinationales captent les talents capables d’inventer des technologies de rupture et injectent beaucoup d’argent dans l’écosystème. Le récent achat par Intel de l’entreprise d’assistance à la conduite automobile Mobileye pour un montant record de 15,3 milliards en est un exemple.» Patrick Aebischer a eu l’occasion de voyager à de nombreuses reprises dans le pays, à la rencontre de ses entrepreneurs. Il a visité les principaux pôles universitaires d’innovation, comme le Technion à Haïfa, l’Université de Tel-Aviv ou l’Institut de sciences Weizmann à Rehovot.

Microsoft fut l’une des multinationales pionnières en Israël: il y a 25 ans, elle a ouvert un centre de recherche et développement à Herzliya, le premier du genre en dehors des Etats-Unis. Le centre occupe aujourd’hui un millier d’ingénieurs et de scientifiques actifs dans la sécurité, l’intelligence artificielle ou l’amélioration des interfaces. Et le géant américain s’engage aussi pour les start-up. «En Israël, Microsoft soutient des start-up de bout en bout, grâce à un programme d’accélération de quatre mois, à une équipe d’aide à la croissance et à un fonds d’investissement, explique Zack Weisfeld, le responsable à Tel-Aviv du projet Microsoft Start-up Growth Partners. La société acquiert également régulièrement des start-up: pas moins de cinq en Israël ces dix-huit derniers mois.» L’accélérateur de Microsoft à Tel-Aviv, fondé il y a cinq ans, a déjà soutenu 95 projets, dont 82% ont reçu des financements.

2. CULTIVER L’AUDACE

La culture entrepreneuriale du pays est également déterminante. Daniel Elkabetz, Business Development Director chez BreezoMeter, une start-up de Haïfa active dans la détection de la pollution de l’air, a grandi à Paris. Il est venu s’installer en Israël pour y travailler, attiré par l’audace et la remise en question permanente de ses habitants. «Ce sont des traits de caractère très utiles dans entrepreneuriat, précise le jeune homme qui arbore une chemisette, une kipa et un large sourire. Cette désinhibition permet d’avoir une hiérarchie assez plate dans la start-up – on n’hésite pas à questionner le directeur –, mais aussi de développer des produits novateurs en pensant hors des sentiers battus ou encore de parler à toutes les nationalités pour commercialiser son produit.»

Zack Weisfeld de Microsoft confirme: «Cette culture de l’audace est parfaite pour le monde des start-up. Par contre, quand l’entreprise grandit, cela demande aussi d’avoir de très bons managers pour que cette énergie aille dans la bonne direction.»

3. ENCOURAGER LE CAPITAL-RISQUE

Le rôle des sociétés de capital-risque s’avère également crucial. Le pays compte environ 70 fonds de capital-risque israéliens. «L’Europe et en particulier la Suisse devraient s’inspirer de la présence dans ces fonds d’argent issu notamment des caisses de pension, relève Patrick Aebischer. Environ 3% de l’argent des caisses de pension israéliennes servent ainsi au financement des start-up.»

Plus de 200 fonds étrangers investissent aussi régulièrement dans l’écosystème israélien. Le modèle d’affaires et la technologie de BreezoMeter ont par exemple séduit aussi bien des investisseurs israéliens que français ou américains. Les 4,8 millions de dollars récoltés ont permis de développer un produit grâce auquel il est possible de connaître en temps réel la qualité de l’air, à la rue près. Il recueille non seulement des données des stations gouvernementales, mais aussi des informations sur le trafic, l’évolution de la couche d’ozone ou la topographie des immeubles. Le système est aussi capable de livrer des recommandations en fonction du profil de l’usager: femme enceinte, sportif, asthmatique, etc. «Nous avons une approche essentiellement B2B (business to business, ou interentreprises) et disposons désormais de clients dans le monde entier, comme Dyson, Cisco, AccuWeather», souligne Daniel Elkabetz.

4. MISER SUR L’ARMÉE

Retour à Herzliya pour passer la porte d’IntSights, une des pépites entrepreneuriales locales, qui a levé 24 millions de dollars et compte le fabricant américain de logiciels Oracle parmi ses clients. La trentaine d’employés présents démarrent leur journée dans une atmosphère bon enfant. Un des collaborateurs, en t-shirt, jeans et pieds nus, se sert un café dans le bar situé au centre de l’open space. Les bureaux, qui sentent encore la peinture fraîche, sont aménagés avec du mobilier scandinave à la mode et donnent sur un coin de verdure. Difficile de croire que derrière cette décontraction apparente, la start-up s’évertue à combattre des menaces informatiques et illustre un facteur aussi surprenant qu’essentiel du succès de la scène high-tech israélienne: la forte présence de l’armée et de ses unités d’élite.

C’est durant leur service militaire que les trois fondateurs d’IntSights ont acquis les connaissances en cyber-attaques et cyber-sécurité nécessaires au lancement de leur produit. Leur logiciel collecte des données automatiquement des «dark, deep et open webs», filtre les menaces pertinentes pour leur client et envoie une alerte à ce dernier. C’est aussi dans l’armée que les créateurs de la start-up se sont construits un réseau de contacts indispensable à la bonne marche de leur entreprise. «Des amis qui ont servi avec nous sont devenus responsables d’équipes dans l’entreprise, explique Alon Arvatz, fondateur et Chief Product Officer. Ces unités offensives et défensives constituent aussi notre principale source pour recruter les jeunes spécialistes en renseignements dont nous avons besoin.»

«Les unités d’élite de l’armée sont un élément important dans l’écosystème israélien, car elles sélectionnent la crème de la crème et sont très formatrices pour ces jeunes, détaille Patrick Aebischer. Il semble néanmoins difficile pour les Européens de reproduire ce type d’unités, tant elles répondent à une spécificité géopolitique de la région.

5. IMPLIQUER LE GOUVERNEMENT

Dès le début des années 1990, l’Etat israélien a créé le premier incubateur du pays pour mettre en valeur les connaissances des scientifiques arrivés d’ex-URSS. Il en existe aujourd’hui 24, tous fondés par l’organe étatique chargé de l’innovation, l’Israel Innovation Authority. Les dépenses intérieures brutes en R&D (entreprises, instituts de recherche, laboratoires universitaires et publics, etc.) s’élèvent à 4,25% du PIB, soit le taux le plus élevé au monde.

Le rôle de l’Etat dans le développement de la «Start-up Nation» peut servir d’exemple à d’autres pays, selon Patrick Aebischer. «Il s’agit, d’une part, d’un système libéral, avec de faibles barrières fiscales et légales pour les start-up et sociétés internationales. D’autre part, l’engagement de l’Etat dans la promotion et l’encouragement des start-up est puissant et ancien.»

6. STRUCTURER SON RÉSEAU

Que ce soit dans le pays ou à l’extérieur de ses frontières, les Israéliens ont la réputation d’être des professionnels du réseautage. «Il est facile d’entrer en contact avec des entrepreneurs pour obtenir des conseils ou de l’aide, explique Alon Arvatz, le fondateur d’IntSights. Il y a aussi de nombreuses plateformes et événements permettant de rencontrer les investisseurs.» Daniel Elkabetz le souligne aussi: «On peut obtenir un rendez-vous avec le CEO d’une grande entreprise du jour au lendemain», une affirmation qui rappelle également que la petitesse du territoire encourage les déplacements.

«Créer notre start-up, nous en parlons tous très tôt, à l’école, à l’armée, confie Alon Arvatz. Des idées émergent sans arrêt. Et quand ça marche, on en retire une grande fierté.» Parmi les jeunes passagers du bus 90 qui partagent le même rêve, reste à savoir qui sera le créateur du prochain Google. Pour eux, une chose est sûre, ce n’est qu’une question de temps.

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Une version de cet article est parue dans le magazine Technologist (no 13).

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