CULTURE

Heidi 2000, coproduction européenne en dialecte alémanique

Le cinéaste bernois Markus Imboden vient de tourner une nouvelle version de «Heidi» avec des capitaux français, allemands et italiens. Il explique son projet à Largeur.com.

Markus Imboden est né au pied des Alpes bernoises, à Interlaken. Son père conduisait le train qui mène à Wengen, dernière station avant le Jungfraujoch. Il se rappelle des excursions en haute montagne, des tempêtes, du danger dans une nature extrême. «Les montagnes sont belles, puissantes, j’aime leur paix, elles sont comme un monde originel.»

Cependant, un beau jour, Imboden est parti étudier l’histoire et la littérature allemande à Zurich parce qu’il ne supportait plus l’étroitesse des vallées. Pour s’expliquer, il cite le célèbre essayiste alémanique Niklaus Meienberg: «En Suisse, les montagnes sont comme des œillères: on finit par ne plus rien voir d’autre qu’elles.»

Ce n’est donc pas pour chanter les louanges des Alpes et diaboliser la ville que le cinéaste vient de tourner une nouvelle version de l’histoire de Heidi, qui sortira sur les écrans au printemps prochain. Ce n’est pas non plus pour parler de la Suisse qui n’est, selon lui, absolument pas un thème dans cette histoire d’orpheline vivant en parfaite harmonie avec la nature sauvage.

Rencontré dans un bistrot de son quartier zurichois, Markus Imboden explique ce qui l’a intéressé dans le mythe helvétique le plus célèbre au monde (en admettant que la petite Heidi est plus populaire que son ancêtre Guillaume Tell).

Si la Suisse n’est pas un sujet pour lui, le cinéaste s’est pourtant fait remarquer ces dernières années par des comédies 100% alémaniques jouées en dialecte. Cela a été d’abord «Katzendiebe» («Voleur de chats») et, cette année, «Komiker». Les deux œuvres ont rencontré un succès remarquable dans un pays où les films du cru dépassent très rarement la barre des 100’000 spectateurs: le premier en a attiré 120’000, le second en est déjà à 156’000.

Mais, face à ces films en dialecte, les Romands restent de marbre. Quand j’ai rencontré Markus Imboden, je lui ai donc demandé (en allemand) pourquoi il tient tant à un dialecte qui ne fait que creuser un peu plus profond ce qu’on appelle le Röstigraben.

Largeur.com: Etes-vous un passionné de Heidi?

Markus Imboden: Non, je ne l’étais pas avant de me lancer dans l’aventure. Enfant, j’avais lu le livre de Johanna Spyri comme tout le monde. C’est la productrice Ruth Waldburger qui a eu l’idée d’une nouvelle Heidi parce qu’elle souhaitait qu’on tourne un film qui puisse s’adresser à sa fille de 4 ans. Moi aussi, je suis fatigué de voir avec ma propre fille toujours les mêmes films pour enfants. Qu’avons-nous à part Fifi Brindacier et les Américains? Je n’ai rien contre les films américains mais je pense qu’on a besoin de production européennes.

Votre Heidi est d’ailleurs une coproduction largement européenne réalisée entre la Suisse, la France, l’Allemagne et l’Italie avec un budget de 6 millions de francs suisses, les acteurs venant de ces quatre pays. Quelle sera la langue de la version originale?

Le dialecte alémanique. Nous sommes en train de synchroniser le film, chaque comédien ayant joué dans sa langue. Le film sera distribué en version doublée, car on ne peut pas demander aux enfants de lire les sous-titres. Nous avons modifié l’histoire, afin de rendre vraisemblable le fait que tous les personnages parlent le dialecte.

Pourquoi avoir opté pour le dialecte?

Parce qu’il s’agit d’une histoire suisse allemande et parce que c’est la langue parlée par nos enfants. Il aurait été complètement invraisemblable que les personnages s’expriment en Hochdeutsch.

Pourquoi avoir choisi Cornelia Gröschel, une jeune Allemande de Dresde, comme interprète de Heidi?

Nous avons simplement cherché la meilleure comédienne qui soit et il se trouve que c’est elle. Alors, bien sûr, le Blick nous a déjà attaqué, nous reprochant d’avoir confié le rôle à une Allemande. Il a également publié des lettres de lecteurs qui crient au scandale parce que notre mythe, notre figure nationale n’est pas jouée par une Suissesse! J’espère que le public sera suffisamment intelligent pour ne pas tomber dans cette bêtise. Nous ne voulons surtout pas faire un film de propagande suisse.

Avez-vous complètement gommé l’aspect idéologique de l’histoire qui présente la Suisse comme le pays idéal et salvateur?

Je ne crois pas qu’il s’agisse forcément de la Suisse. Johanna Spyri a écrit un livre idéologique pour idéaliser les montagnes et diaboliser la ville, mais l’histoire pourrait tout aussi bien se dérouler en Autriche. Si Heidi est toujours si populaire de l’Europe au Japon où elle est l’héroïne d’une nouvelle série, ce n’est pas à cause de la Suisse, mais à cause des montagnes et de l’histoire. Nous voulons raconter l’histoire d’une fille de 12 ans qui a perdu sa mère et qui doit se construire un nouveau foyer: elle est seule et elle doit se battre pour se construire un avenir. Elle est spontanée, courageuse, sans méchanceté. C’est elle, alors qu’elle est orpheline, qui réconcilie Clara et sa mère, qui leur montre que le lien filial vaut la peine d’être vécu. Une Clara qui n’est plus l’handicapée physique qui sera sauvée par les Alpes et le lait, mais une fille insolente, jalouse, méchante qui se transformera au contact de Heidi.

Pour revenir sur la question de la langue, Heidi est votre quatrième film en dialecte. Pourquoi cet attachement? ?

Le dialecte est ma langue maternelle, celle que je connais le mieux. Elle est très belle et riche, elle permet d’exprimer des nuances de sentiments impossible à traduire: elle imprègne vraiment notre façon d’être. Par exemple, nous avons plusieurs termes pour dire le baiser. En dialecte, on est moins direct, on relativise beaucoup. Lorsque je tourne en Allemagne, je le fais évidemment en Hochdeutsch. Mais, ici, cela n’aurait aucun sens, ce serait artificiel. Je trouve absurde que des cinéastes français choisissent de tourner en anglais dans l’espoir d’être vendus aux Etats-Unis. Evidemment, le dialecte fait qu’un film dépasse très difficilement les frontières alémaniques. Je savais bien que «Komiker» ne ferait pas fureur en Suisse romande. Mais l’humour est inscrit dans une langue, une fois traduit, il perd sa saveur. Je crois qu’il est important que les films en dialecte existent. A l’étranger, ils passent dans des festivals, ils sont vus par un public d’intellectuels restreint: c’est leur destin.

Mais ce recours de plus en plus fréquent au dialecte, que ce soit dans les radios et télévisions privées, au théâtre et au cinéma ne creuse-t-il pas toujours un peu plus le fossé entre les Alémaniques et les autres Suisse?

Pour les Alémaniques, le dialecte fonde l’identité. Une relation amoureuse ne peut fonctionner que si chacun des partenaires la vit en restant lui-même. Le dialecte aide le Suisse alémanique à se sentir lui-même. De même, le «Mundartrock» chanté en dialecte aide les jeunes musiciens à comprendre la valeur de leur culture. Ce n’est pas une démarche conservatrice, cela vient de la nécessité d’affirmer son identité. Ce n’est pas non plus un acte dirigé contre les autres communautés. Simplement, il est important de pouvoir construire son identité culturelle. Cela dit, mon prochain film sera en Hochdeutsch. Nous sommes en train de réfléchir à une histoire qui reprendrait les acteurs de «Komiker» en introduisant un personnage romand. Cela justifierait le recours au Hochdeutsch. C’est une idée qui me plaît bien.