Pourquoi une histoire reconstruite à travers la lecture d’un «Journal» a-t-elle mille fois plus de force que les traités les plus savants, l’alignement objectif des faits, l’analyse du pourquoi et du comment d’un événement ou d’un enchaînement de circonstances?
Je pense que c’est parce que justement l’objectivité n’existe pas, ne peut pas exister en sciences humaines et que chaque individu perçoit une situation en fonction de ce qu’il est, de sa culture, du degré de liberté de jugement dont il s’est doté et qu’il veut bien assumer.
C’est parce que Victor Klemperer dévoile au jour le jour sa condition d’être humain pris dans une tourmente dont la force ne peut être jugulée que son écrit a de l’intérêt et que, mieux que tous les traités, il permet de juger de l’ignominie de l’antisémitisme nazi, de la réalité de la guerre antijuive voulue par Hitler, de la sauvagerie portée par les sbires du Führer à l’exécution de ses ordres.
Avant de rédiger cet article, je me suis replongé dans un classique de la littérature historique antinazie, «L’Allemagne nazie et les Juifs – Les années de persécution (1933-1939)» de Saul Friedländer (Editions du Seuil) que j’ai lu il y a deux ans au moment de sa parution en français.
Historien pointilleux et rigoureux, Friedländer brosse le tableau le plus complet possible des mesures antisémites prises par Hitler dès son arrivée au pouvoir. Mais quand il décrit «objectivement» les mesures prises pour expulser les professeurs juifs des universités, cela n’a pas la même intensité que les réflexions de Klemperer au matin du 7 avril 1933: «Je sens peser un poids sur moi, plus fortement que pendant la guerre (de 1914-18, ndlr), et, pour la première fois, j’éprouve de la haine pour un groupe, en tant que collectif (…) On n’ose plus s’écrire, on n’ose plus téléphoner, on va se voir les uns les autres et chacun mesure ses chances.» Pauvre Klemperer! Il y a à peine deux mois que Hitler est au pouvoir. Il devra encore le supporter pendant plus de 13 ans
Comme tous les Allemands d’origine juive, il perdra son emploi, sa maison, sa liberté, ses droits civiques, la libre disposition de ses biens, etc.
A partir de l’été 1938, la répression se durcit considérablement. Le 12 juillet, il note: «De nouveau durcissement invraisemblable de l’antisémitisme». Les Juifs n’ont plus le droit de conduire «pour ne pas souiller les autoroutes allemandes». Au début de l’hiver 1938, après les pogroms de la Nuit de cristal, commence une période de mesures vexatoires qui ouvriront la voie aux déportations en masse de 1942-1943 vers les camps de concentration.
Voici, glanés au fil de ma lecture, quelques exemples de ces mesures. Le 3 décembre 1938, Victor Klemperer apprend que des ordonnances de police interdisent aux Juifs certaines rues, places, maisons, parcs, etc. Les Juifs qui y demeurent doivent demander une autorisation spéciale. Les autres doivent faire un détour ou s’abstenir.
En septembre 39, les Klemperer doivent quitter leur villa pour habiter dans une «Judenhaus» avec d’autres familles. Ils doivent déclarer leurs avoirs bancaires et n’ont le droit de toucher qu’à une très petite somme mensuelle.
En août 1940, les Juifs n’ont plus le droit d’utiliser le téléphone. Dès décembre, ils n’ont plus le droit de sortir après 20 h. En été 1941, ils n’ont plus le droit de se promener en bateau sur l’Elbe, on leur interdit le tabac, ils n’ont plus le droit de quitter leur commune de domicile sans une autorisation spéciale.
En septembre 1941, Klemperer doit acheter pour 10 pfennig l’étoile jaune qu’il doit porter en évidence sur la poitrine, il n’a plus le droit de prendre les transports en commun. A partir d’octobre, les hommes se prénomment tous obligatoirement Israël, les femmes Sara. Cela donne: Victor Israël Klemperer. En décembre 1941, ils doivent faire un inventaire précis de tous les objets en leur possession, jusqu’aux chaussettes. Cela permet à la Gestapo de faire d’épouvantables perquisitions où les gens sont brutalisés, les appartements dévalisés et détruits.
Le 17 janvier 1942, les Juifs de Dresde sont déportés vers des camps, sauf ceux qui ont plus de 65 ans, les décorés de la Première guerre mondiale et ceux qui vivent en couple mixte. Klemperer est épargné: deux semaines plus tard, il commence les corvées de déblayage de la neige, ensuite il travaillera en usine. Il a 61 ans.
Dès février 1942, les pâtissiers n’ont plus le droit de vendre des gâteaux aux Juifs. En mars, on interdit aux Juifs d’acheter des fleurs. En mai, on leur interdit d’avoir des animaux de compagnie, chiens, chats, oiseaux, etc.; ils doivent les livrer à la police, ne peuvent pas les donner à d’autres.
Au milieu de toutes ces vexations apparaît la faim: «Nous sommes maintenant confrontés à la faim pure et simple. Aujourd’hui, même le rutabaga était réservé aux clients inscrits.» Dès lors, et pendant toutes les années de guerre, la faim sera une compagne de tous les jours pour les Klemperer.
En avril 1942, Klemperer, qui a déjà entendu vaguement parler d’Auschwitz, échange quelques mots avec un soldat de retour d’URSS et note: «Epouvantable massacre de Juifs à Kiev. Enfants en bas âge, la tête fracassée contre le mur, hommes, femmes, adolescents abattus par milliers à la mitrailleuse, un monticule que l’on fait sauter, les corps enterrés sous la terre qui explose.»
——-
Le «Journal» de Victor Klemperer est publié aux Editions du Seuil.
Vol. I : «Mes soldats de papier», Journal 1933-1941, traduit de l’allemand par Ghislain Riccardi, 792 pages.
Vol. II : «Je veux témoigner jusqu’au bout», Journal 1942-1945, traduit de l’allemand par Ghislain Riccardi, Michèle Kiintz-Tailleur et Jean Tailleur, 1055 pages.