Ce qui s’est passé vendredi soir en Australie n’a rien à voir avec les médailles et le sport. Pour la première fois, le peuple aborigène n’a pas été tourné en ridicule. Un moment historique.
Pendant deux siècles, l’Australie blanche a eu tout faux. A cause de ces repris de justice venus de Grande-Bretagne et de leurs descendants qui ont arraché des enfants aborigènes à leur famille pour les intégrer de force. Il y a eu un vrai génocide, selon les défenseurs des 350’000 Aborigènes qui ont survécu aux envahisseurs.
Mais vendredi soir, pour la cérémonie d’ouverture des JO de Sydney, cette Australie blanche a eu tout juste. Elle a eu tout juste pendant quelques heures, en reconnaissant publiquement, devant des milliards de téléspectateurs, que le peuple aborigène existait, et que ses valeurs sacrées, par exemple le feu et l’eau, permettaient de faire un excellent show télévisé en l’an 2000.
D’abord, les représentants aborigènes officiels ont pu «accueillir le monde en terre aborigène», histoire de respecter une tradition millénaire. Le Parc olympique est installé dans le bassin de Homebush où les tribus de Sydney se donnaient rendez-vous. Un discours de bienvenue à l’ancienne a été prononcé dans l’ultramoderne Stadium Australia. C’était un symbole fort et «une avancée politique importante», a dit Jenny Munro, présidente du Conseil aborigène de Sydney.
Ensuite, il y a eu une cérémonie «à couper le souffle, même aux cyniques», selon la presse australienne. Le scénario était simplissime («d’où vient-on, où sommes-nous, où allons-nous?»), mais la mise en scène ressemblait à un spectacle hollywoodien. Il y avait 12’000 figurants dans le Stadium Australia et les Aborigènes tenaient, pour une fois, les premiers rôles.
Le symbole le plus fort, c’était ce couple formé par la petite Australienne et le grand Aborigène. «C’était une chance pour le monde de voir qui sont les indigènes et à quoi ils ressemblent», a expliqué Djakapurra Munyarryun, l’acteur de 27 ans qui tenait la main de la petite fille.
«L’art et la culture aborigène au centre de la cérémonie», a commenté «The Australian», le seul quotidien national. Alors bien sûr, le metteur en scène savait très bien qu’en faisant défiler en musique des centaines de figurants représentant le peuple aborigène, avec des jolis costumes, des maquillages incroyables et une musique très new age, il se mettrait le public dans la poche. Et comme il a préféré soigner le caractère artistique, plutôt que l’aspect folklorique, il avait peu de chances de rater son coup.
Mais ce n’était pas tout. Il y a eu aussi, cerise sur le gâteau, Cathy Freeman. La première athlète aborigène à avoir défendu les couleurs de l’Australie aux JO est venue mettre le feu à la vasque olympique après avoir, semble-t-il, marché sur l’eau, radieuse et vêtue de blanc. Tout un symbole, et le clou du spectacle pour des millions d’Australiens émus aux larmes, qu’ils soient noirs ou blancs.
«Cela va rendre heureux tout le peuple aborigène», ont dit Lina et Ednas, deux vieilles femmes aborigènes, les yeux ridés et trempés, en regardant monter la vasque olympique dans le ciel de Sydney sur un écran de télévision géant installé à Circular Quay, dans le centre ville, pas loin du célèbre opéra.
Autour d’elles, des jeunes Australiennes qui ne parlaient plus et des dizaines de grands Australiens blonds, du type surfers musclés, qui avaient salué l’apparition de Freeman, radieuse, par des encouragements bruyants: «Yeah, yeah! Go, Go!». Ils ont pu imprégner leur esprit de cette image hautement symbolique grâce à une panne technique immobilisant la vasque pendant plus de 3 minutes.
La boucle était bouclée, car la torche olympique avait commencé son périple australien à Uluru (ex-Ayers Rock), lieu mythique s’il en est pour les premiers habitants, qui vivaient là il y a plus de 40’000 ans.
Cet honneur confié à Cathy Freeman (qui s’appelle vraiment Freeman, avouez que ça tombe bien), c’était un peu comme une manière, pour l’Australie de l’An 2000, de présenter des excuses publiques aux Aborigènes, avec quelques milliards de témoins, ce que le gouvernement australien a toujours refusé de faire.
«Tu sais qui a allumé la vasque olympique? C’est Cathy Freeman!» Cette exclamation enthousiaste, on a pu l’entendre souvent dans Sydney vendredi soir. La bonne nouvelle faisait le tour de la ville, dans le métro, dans le train, sur les téléphones portables, l’Australie blanche avait soudain bonne conscience et se ruait dans les bars pour fêter ça.
«L’Australie est blanche, mais son passé est noir»: une banderole résumait bien la situation vendredi matin lors d’une manifestation d’Aborigènes entre Redfern, le quartier des squatts et des seringues, et le bureau du Premier ministre australien. C’était au matin de cette cérémonie d’ouverture où des Aborigènes ont accepté de faire un tour de piste dans le grand cirque des Blancs et, pour une fois, n’ont pas été tournés en ridicule.
Bien sûr, tout cela reste symbolique, et le chemin de la réconciliation sera long et difficile. Le souvenir de 200 ans de malheur et de frustrations ne peut pas s’évanouir en une soirée. Bien sûr, c’était une goutte d’eau dans l’océan, et il y aura toujours un gouffre entre les Australiens d’origine british et les Aborigènes qui sont là depuis la nuit des temps.
«Nous construisons des ponts. Peut-être qu’on va se retrouver un jour, quelque part au milieu du désert», a pourtant dit le grand Djakapurra, l’acteur aborigène de la cérémonie d’ouverture. «On va se rencontrer et ce sera merveilleux», a ajouté ce grand rêveur.
C’est un peu la morale, pleine de bons sentiments, de la fable télévisée de vendredi soir: «Osez rêver», a écrit samedi matin l’éditorialiste du «Sydney Morning Herald», et il ne faisait pas allusion au sport ou aux médailles des Jeux, mais alors pas du tout.
«C’était un moment historique pour l’Australie», m’a dit un grand blond au cheveux très courts, tout habillé de noir. Il n’avait vraiment pas l’allure d’un hippie qui milite pour la cause aborigène, ni d’un type passionné par l’histoire de son pays. Mais il donnait l’impression d’avoir compris quelque chose.
Rien que pour cette prise de conscience collective, même éphémère, les Jeux olympiques auront servi à quelque chose. Cela peut paraître stupide, énorme, d’écrire une phrase comme celle-là. Mais ici, tout est énorme, démesuré, incroyable, immense, et tout est encore possible. Et de toute façon, il faut relativiser: l’Australie n’a pas 200 ans, ni même 2’000 ans. Elle a 40’000 ans!
