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Le son mis en nombres

Avec l’avènement du numérique, la musique a connu une véritable révolution. Elle circule aujourd’hui en flux continu, comme l’eau ou l’électricité.

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Entrer dans sa voiture, tourner la clé et écouter la musique diffusée instantanément via Bluetooth. S’allonger sur le canapé le soir venu, l’ordinateur sur la table basse et découvrir les derniers titres de Spotify. L’écoute de la musique n’a cessé d’évoluer au cours de ces dernières décennies. Du phonographe au baladeur, du disque en cire à la cassette compacte, de nombreuses innovations ont permis de gagner toujours plus en maniabilité et en qualité sonore.

Avant l’apparition du web, c’est avec le disque compact que la diffusion de musique numérique voit le jour. Puis l’essor de la toile dans les années 1990 révolutionne le monde musical. «N’importe qui peut désormais produire un disque chez lui, avec son ordinateur et un logiciel adapté», avance Ludovic Tournès, professeur ordinaire et responsable de l’unité d’histoire contemporaine à l’Université de Genève. La musique se diffuse également beaucoup plus facilement: aujourd’hui, un artiste peut se faire connaître sans passer par une maison de disques.

Coder la musique

Mais qu’est-ce au juste que numériser le son? «Si la réalité, comme nos cinq sens, représente l’analogique, alors le numérique est le codage, en chiffres et en lettres, de cette réalité», illustre Michel Basso, enseignant au Centre de formation aux métiers du son à Lausanne. Le point fort du numérique: offrir la possibilité d’éditer, de manipuler les sons, en opérant des copier-coller. «Un énorme bouleversement», résume le formateur des techniciens du son d’aujourd’hui.

Désormais, de plus en plus de compétences informatiques sont nécessaires pour maîtriser les logiciels de production musicale. «Nos étudiants arrivent pour la plupart avec de bonnes bases informatiques, mais nous devons leur apprendre le métier en tant que tel: accueillir le musicien, comprendre ses envies et besoins. Cet aspect reste très classique», expose le professeur. Savoir gérer un réseau, voilà l’aspect inédit de la profession, du fait de la délocalisation croissante de la production musicale: la finalisation d’un morceau réalisé entre Lausanne et New York, avec des échanges cryptés et protégés, ne relève plus de l’exception.

Des dégâts des compresseurs

Comme le numérique génère énormément d’informations, le défi consiste à les faire tenir sur un support, rentable et économiquement viable. Le format de compression MPEG-1/2 Audio Layer III, plus connu sous le nom de MP3, s’impose comme standard en 1995. «Une rupture nette s’est produite, par rapport à la progression constante observée jusqu’alors dans l’amélioration de la qualité du son», relève Ludovic Tournès.

«À l’époque, on ne cherchait pas la meilleure qualité de son possible, mais sa gratuité et son interopérabilité, avec un flux à bas débit, rétorque Michel Basso. Des formats développés plus récemment, comme l’AAC, lancé par Apple, et plus tard le HE-AAC, se révèlent bien meilleurs.»

Avec le retour du vinyle — la section suisse de la Fédération internationale de l’industrie phonographique (IFPI) annonce que depuis 2012, ses ventes ont quadruplé pour atteindre 250’000 disques vinyles vendus l’an dernier — on peut se demander si la recherche de qualité sonore n’est pas cruellement au goût du jour. «Il existe un aspect vintage certainement, comme toutes ces modes qui vont et reviennent», expose Ludovic Tournès, qui précise que le vinyle demeure un marché de niche. Une niche qui a du sens, pour Michel Basso. «Il y a un côté culturel au son; sa qualité est d’une subjectivité totale, mais la texture sonore d’un vinyle reste intéressante.»

Point de rupture

L’IFPI Suisse a annoncé à la mi-mars 2017 le dépassement en termes de ventes du numérique (53%) par rapport aux supports physiques (47%), une première! Une croissance fortement stimulée par la diffusion en ligne, ou streaming, dont le chiffre d’affaires s’établit à 23 millions de francs — soit une progression annuelle de 50%. Il supplante aujourd’hui le marché généré par les téléchargements, en recul de 12%.

Même si elle perd en charme pour certains, la musique numérique offre néanmoins d’infinies possibilités. «Le passage du hardware au software nous a fait gagner en portabilité et en économicité, relève Alessandro Ratoci, professeur de musique et responsable technique audio à la Haute Ecole de Musique de Lausanne – HEMU. En matière de pédagogie, un étudiant peut travailler de manière autonome avec un dispositif pour l’étude d’un répertoire à la maison.» à la HEMU, bon nombre des recherches sont centrées sur la musique mixte, c’est-à-dire la combinaison d’instruments physiques et de sonorités électroniques, avec aujourd’hui des systèmes basés sur des algorithmes. «Maintenant que les défis techniques sont maîtrisés, on peut se concentrer sur la production musicale proprement dite.»

La musique automatique est utilisée quotidiennement, si l’on pense aux listes de lecture que les plateformes proposent en s’inspirant des goûts de l’auditeur. «L’étape suivante consiste à comparer la musique à l’électricité ou à l’eau: un flux continu», avance Michel Basso.

Vers plus de créativité?

Cependant, malgré l’apparente facilité avec laquelle chacun peut créer de la musique aujourd’hui, «un artiste reste un artiste, qui comprend ce que l’on peut faire avec une technologie», insiste Michel Basso. Selon l’expert, le groupe de rock suisse The Young Gods fait partie des premiers à avoir intégré une utilisation pertinente du sampler, avec des sonorités que la nature ne peut générer. La formation fribourgeoise a d’ailleurs récemment annoncé travailler sur des projets de morceaux en flux continu. «Il y a beaucoup à inventer face à notre façon très classique d’écouter de la musique, un morceau après l’autre.»

Après sa dématérialisation, la virtualisation de la musique commence aujourd’hui à prendre forme, «là où la synchronisation des médias et des contenus se fait au niveau planétaire». D’impressionnantes sources de données pourraient alors être générées, en termes de son, de composition ou d’interconnexion.

L’enjeu de l’avenir musical consiste probablement en l’utilisation des métadonnées. «C’est là où le potentiel se trouve. Cela va nous mener à l’automation, la mise en relation, la sémantique de la musique, mais il est encore difficile d’y voir clair», dit Michel Basso. Une nouvelle révolution s’annonce.
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ENCADRE

La musique comme science des nombres au Moyen Âge

«L’enseignement de la musique dans les écoles au Moyen Âge suivait la théorie de Pythagore, explique Jean-Yves Haymoz, professeur au département de musique ancienne de la Haute école de musique de Genève (HEM-GE). Dès le VIe av. J.-C., le philosophe grec concevait la musique comme une science, et la relation des sons entre eux était régie par des rapports numériques.» Pour lui, les proportions se trouvaient au cœur de tout, «elles étaient même vecteur de vérité», précise le professeur. En prenant leur source dans la musique, elles permettaient de comprendre l’Univers et le Cosmos. «Les proportions étaient généralisées au monde entier, pour comprendre aussi la relation entre les étoiles, les humeurs ou les saisons», souligne Brenno Boccadoro, musicologue et professeur à l’Université de Genève.

Pythagore a ainsi défini des intervalles mélodiques (succession de deux sons), comme l’octave (rapport de 2/1), la quarte (rapport de 4/3) ou encore la quinte (3/2): il s’agit alors d’intervalles «purs» ou «consonants» car répondant à un rapport mathématique harmonieux, formé par les chiffres 1, 2, 3 ou 4. Additionnés, ces chiffres donnent le nombre 10, la tetraktys, très importante pour Pythagore.

Au Moyen Âge, la musique n’était d’ailleurs pas enseignée parmi les disciplines artistiques mais bien scientifiques. Car elle n’était pas vue comme un art du sensible, mais bien une science (de l’ordre de la raison). Les enfants l’apprenaient au même titre que l’arithmétique, la géométrie ou l’astronomie, les branches dites du Quadrivium (en latin, ensemble des quatre branches mathématiques).

Les compositeurs du Moyen Âge, tels que Guillaume de Machaut ou Guillaume Dufay — auteur du célèbre motet Nuper rosarum flores — , ont aussi structuré certaines de leurs œuvres avec des valeurs numériques et des jeux de proportions. «La composition numérique d’une pièce ne devait toutefois pas être perçue par les auditeurs», remarque Jean-Yves Haymoz. Les proportions pouvaient donc organiser un morceau, mais sur la partition seulement et non s’identifier à l’oreille. Pourquoi? «La musique du Moyen Âge, aux rythmes et chants complexes, était adressée à Dieu. Ainsi, l’intelligible primait par rapport à la perception sensible, explique Brenno Boccadoro, ce n’est que l’analyse harmonique qui devait laisser apprécier sa qualité ou beauté numérique.»
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Collaboration: Céline Bilardo

Une version de cet article est parue dans la revue Hémisphères (no 13).

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