Gilles «Guy» Marchand s’est présenté à ses futurs subordonnés (lire ici la première partie du reportage).
Les questions commencent maintenant à fuser dans le studio 1. Quelle est votre définition du service public? Le nouveau directeur mitraille ses réponses: «… c’est l’exigence de qualité… une responsabilité et pas une contrainte…»
Comment avez-vous fait pour convaincre le directoire? «… J’ai parlé de trois chantiers… le premier concerne l’offre programmatique… il y a actuellement une cacophonie audiovisuelle avec le Web, la presse écrite, la TV… il s’agit d’adapter cette offre programmatique… le deuxième chantier, c’est le comportement du téléspectateur… pas seulement ce qu’il regarde mais aussi comment il le regarde… le troisième chantier est plus managérial… beaucoup de monde à la TSR… va falloir gérer tous ces gens…»
C’est à ce moment-là qu’une voix s’élève de la salle pour demander à Jean Cavadini pourquoi son directoire a choisi un candidat externe. Dans cette Tour des images qui bougent, tout le monde sait bien que le directeur de l’info Philippe Mottaz et le secrétaire général Yves Ménestrier étaient sur les rangs. Alors pourquoi pas eux?
Jean Cavadini paraît emprunté: «…. les délibérations étaient secrètes… je ne vais pas les trahir… il y avait de très bons candidats internes… de bons candidats externes… et des candidats in-between…» Tout le monde pense maintenant à Eric Lehmann, qui a longtemps travaillé pour la chaîne et qui occupe désormais le poste de président de l’idée suisse SSR. C’est sans doute lui, le candidat in-between. On a dit qu’il convoitait la direction de la TSR.
Mais déjà, Jean Cavadini énumère les «arguments» qui ont milité pour la solution Gilles Marchand: «… l’âge, 38 ans… l’argument du dynamisme… et de l’ouverture… carrière très riche… réalisations fortes dans la presse… et surtout les capacité managériales et de gestion dont il a donné de bonnes preuves… regard neuf et sans prétention… et le fait de ne pas appartenir à telle famille ou à telle autre…»
Une jeune réalisatrice se penche alors vers sa voisine: «S’ils avaient nommé Mottaz, ça aurait été la guerre. Tu ne te rends pas compte à quel point je suis soulagée.» De nombreux collaborateurs partagent son sentiment.
Avec un trémolo dans la voix, Jean Cavadini clame maintenant être «prêt à accepter le reproche de n’avoir pas nommé quelqu’un de l’institution». Ce n’est pourtant pas une première dans l’audiovisuel suisse: il mentionne les exemples des radios romande, alémanique et tessinoise qui avaient déjà fait appel à des personnalités extérieures pour les diriger. Puis Jean Cavadini lâche sa grande phrase: «Il n’y a pas de fatalité à ce que l’institution sécrète sa propre direction.»
Au milieu de la salle, un employé s’enhardit et saisit le micro. Il évoque la gestion «défaillante» des ressources humaines de la TSR. Gilles Marchand lui répond: «Je vois à quoi vous faites allusion.» Un bon point, pas de langue de bois. L’interrogatoire continue:
«Mais vous aviez une bonne place à Ringier, qu’est-ce qui vous a fait piquer la mouche? Pourquoi être venu dans ce milieu de saltimbanque?»
«C’est une très bonne question (rires forcés dans la salle). Je ne quitte pas Ringier de gaîté de cœur, même si le lancement de Dimanche.ch ne s’est pas fait dans la dentelle. Le climat à Ringier Romandie est très agréable, je dirais même atypique dans les médias suisses. Si je suis venu ici, c’est parce que je pense qu’il faut avoir une expérience du broadacast pour connaître parfaitement les médias. Il y a aussi une autre raison: ce poste représente un défi personnel, un challenge, une aventure que j’avais envie de tenter.»
«Quelles sont vos qualités et vos défauts»?
«Je ne répondrai pas à la seconde question. Je dirai qu’une de mes qualités, c’est de savoir travailler avec les gens. J’utilise 80% de mon temps à faire coexister des logiques différentes, alors il y a là un potentiel. Une autre chose que je sais faire et qui est consécutive à mon passé de sociologue, c’est écouter. J’ai la volonté de comprendre comment les gens reçoivent l’information, les médias.»
«Qu’est-ce que vous aimez regarder à la télévision?»
«J’aime les grands rendez-vous d’information comme Temps présent et Mise au point et tout ce qui se fait autour de Viva. Ce que je n’aime pas? Ce ne serait pas pertinent de répondre. Ce sont les goûts des téléspectateurs qui comptent. A Ringier, je ne disais jamais à mes rédacteurs en chefs qu’ils n’auraient pas dû faire ceci ou cela.»
«Tiens, il parle de «ses» rédacteurs en chef… Ce type n’a pas froid aux yeux», glisse la jeune réalisatrice à l’oreille de sa voisine. L’atmosphère paraît maintenant totalement détendue.
Et soudain, une voix solennelle retentit sur le plateau. C’est Philippe Mottaz, le patron de l’info de la chaîne, qui avait postulé pour la direction et qui vient d’apprendre qu’il a été évincé:
«Monsieur Cavadini, il y a deux ans et demi, vous aviez promis d’associer Guillaume Chenevière à la nomination de son successeur. Vous ne l’avez pas fait. Pourquoi?»
«J’ai été parjure, oui», répond Cavadini avec emphase (on se croirait dans une tragédie antique, le public retient son souffle). «Mais il faut comprendre la situation. En 1998, nous avions commis l’erreur de nous laisser soumettre à des pressions, à la menace…»
(Le président Cavadini fait ici référence à la reconduction de Guillaume Chenevière, qui voulait prendre sa retraite et qui avait été contraint en 1998 à rempiler pour trois ans parce que le directoire n’avait pas su trancher parmi ses deux lieutenants, Raymond Vouillamoz et Jean-Claude Chanel, dont on disait qu’ils étaient à la tête de deux «factions» rivales. Aujourd’hui, Chanel et Vouillamoz sont trop âgés pour prendre la relève.)
«… Nous savions que Guillaume Chenevière serait du côté de ceux qui émanaient de l’institution, poursuit le président Cavadini. Nous ne l’avons donc pas informé des dernières candidatures, c’est exact. Mais il faut dire que la procédure a été passablement accélérée.»
Malaise dans le studio 1. Une fois de plus, le directoire paraît avoir fait la preuve de son incompétence. Est-ce pour détendre l’atmosphère? Un homme demande maintenant à Gilles Marchand s’il est «teinté politiquement». Le nouveau directeur répond «Non. Et si on allait boire un verre?». Applaudissements dans la salle.
Guillaume Chenevière reprend alors le micro pour une de ces pirouettes dont il a le secret. «Tu sais Gilles (je vais te tutoyer pour te raconter une anecdote), quand j’avais accepté ce poste il y a plusieurs années de cela, on m’avait dit: Fais attention quand tu marches au bord de la piscine… Il y a des savonettes un peu partout… Et quand tu te baisses pour les ramasser, tu ne sais jamais ce qui peut t’arriver…»
Hurlements de rire et applaudissements nourris. Le personnel de la TSR semble soulagé d’apprendre que c’est un homme hors-sérail qui a été appelé à diriger la chaîne. Les guéguerres internes sont-elles terminées? Pas sûr. Mais dans la Tour des images qui bougent, ce jeudi 24 août 2000 ressemble à la fin d’une très forte pression.