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Nuits genevoises sous tension

Alors que la métropole lémanique tente de mieux comprendre ses nuits, les crises se succèdent. Explications.

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«Suite à un échange verbal musclé, un habitant a tiré plusieurs coups de feu avec une arme de poing en direction d’un groupe de clients, passablement bruyant, à la sortie d’un établissement nocturne.» Cet incident, relaté par un communiqué de la police genevoise, a eu lieu en janvier 2012. Excédé par le bruit de fêtards en Vieille-Ville, un homme a ouvert le feu.

L’événement reste heureusement exceptionnel. Mais il témoigne d’une tension entre ceux qui dorment et ceux qui préfèrent se divertir la nuit. Cet espace-temps est depuis quelques dizaines d’années de plus en plus colonisé: dans certaines métropoles, la nuit ne durerait plus que trois heures. «Les limites entre le jour et la nuit sont de plus en plus floues, confirme Raphaël Pieroni, géographe à l’Université de Genève. La globalisation a conduit certaines activités à s’affranchir totalement des limites entre le jour et la nuit. Cela institue une continuité inédite entre ces deux périodes.» A l’image des commerces, qui ouvrent plus tard et des activités nocturnes qui se développent.

Ces limites sont de plus en plus normalisées et contrôlées, suscitant la crainte des acteurs de la nuit. En 2010, le Département de la culture de la Ville a d’ailleurs mandaté un état des lieux sur le monde de la nuit à Genève pour évaluer la situation. L’étude, menée par Eva Nada, sociologue à la Haute école de travail social Genève — HETS-GE, la géographe Marie-Avril Berthet et l’ethnologue Virginia Bjertnes, faisait suite à la fermeture du site Artamis — un espace autogéré dans le quartier de la Jonction — dans les années 2000: les milieux culturels, qui considéraient Artamis comme l’une des dernières scènes alternatives de la ville, déploraient alors un manque d’offre.

Mieux connaître la nuit

La recherche, intitulée «Voyage au bout de la nuit», est arrivée à une conclusion paradoxale. «Les Genevois ont l’impression qu’il n’y a rien à faire dans leur ville, expliquent les trois chercheuses. Pourtant, les lieux de fêtes abondent.» Quel est donc le problème? «Indépendamment des tranches d’âge et de revenus, les sondés déplorent le manque de lieux dits ‘alternatifs’.» Elle a également montré que la qualité de l’offre de sortie est jugée moyennement satisfaisante par toutes les tranches d’âge: «Le pourcentage de personnes satisfaites n’atteint pas la barre des 50% dans la plupart des cas. A l’exception des individus sondés dans les night-clubs, qui la jugent positivement à près de 60%», indique la sociologue Eva Nada.

Des Etats généraux de la nuit, conduits sous la responsabilité de Marie-Avril Berthet, ont également été convoqués en mars 2011. Pendant une semaine, chercheurs, politiciens, tenanciers et autres acteurs de la nuit ont débattu autour du thème de la pénurie de lieux nocturnes alternatifs. Dans la foulée, une traversée de la ville de nuit a été organisée en septembre 2013 sous la supervision du géographe français Luc Gwiazdzinski. «Genève explore sa nuit» a réuni élus, fonctionnaires, artistes et représentants d’associations d’habitants ou encore des tenanciers. «La nuit est souvent associée au divertissement, regrette Marie-Avril Berthet. Cela ne constitue traditionnellement donc pas un sujet ‘sérieux’. Pourtant, elle est propice au développement de la culture et possède une dimension sociale formatrice.»

Toutes ces initiatives ont été lancées dans le même but: mieux connaître cet espace-temps. Pourtant, les crises se sont depuis succédé. En 2013, 28 bars genevois n’ont pas reçu le feu vert du Service du commerce pour ouvrir jusqu’à 2 heures du matin. En cause: les nuisances sonores qu’occasionnait leur clientèle en terrasse. Autre malaise, le bras de fer interminable entre l’Usine, lieu emblématique de la culture alternative genevoise, et le Département cantonal de la sécurité et de l’économie. Il exige de l’Usine qu’elle dépose des demandes d’autorisation pour ses buvettes, en vertu d’une application stricte de la nouvelle loi sur la restauration, le débit de boissons, l’hébergement et le divertissement (LRDBHD), adoptée en mars 2015. En colère, les défenseurs de l’Usine reprochent aux autorités de ne pas tenir compte des enjeux culturels du centre autogéré. Ils manifestent alors l’hiver qui suit dans les rues de la ville. Le cortège nocturne laissera des traces sur des vitrines et des murs de la cité, notamment ceux du Grand Théâtre.

Inquiétude des milieux culturels

La LRDBHD, entrée en vigueur le 1er janvier 2016, permet notamment aux discothèques de fermer à 8 heures du matin le week-end (au lieu de 5 heures), tout en les obligeant à installer les limiteurs-enregistreurs qui coupent le son automatiquement dès la limite légale de 93 décibels dépassée. «Ce dispositif est totalement excessif et ne tient pas compte des réalités du terrain», lance Matthias Solenthaler, coprésident du Grand Conseil de la Nuit, un groupement de chercheurs et activistes qui œuvre pour faire reconnaître la nuit comme un espace de convivialité plutôt qu’une source de nuisances. De plus, la nouvelle loi inquiète les milieux culturels et sportifs genevois, désormais dans l’obligation d’être titulaires d’une patente pour exploiter leurs buvettes. A ce sujet, la Ville et l’Etat de Genève se sont mis d’accord en juillet dernier sur une interprétation commune: les buvettes des lieux culturels ne seront pas soumises à la LRDBHD, mais à une autorisation communale uniquement. «Cette décision est très encourageante, se réjouit Matthias Solenthaler. Nous attendons maintenant sa mise en application.»

Comment réconcilier ceux qui veulent «conquérir» la nuit et ceux qui souhaitent la baliser? «Il est difficile de s’affranchir d’une vision dans laquelle ces deux positions sont incompatibles, car il y a une tension inhérente à la nuit entre une politique culturelle et une politique de l’ordre public, déclare Raphaël Pieroni, également coprésident du Grand Conseil de la Nuit. Il s’agit idéalement de rendre ces deux enjeux complémentaires.» Dans cette optique, un Forum du paysage nocturne genevois a été organisé à la HETS-GE le 30 avril 2016. L’événement, intitulé «La nuit? Parce que le jour ne suffit pas», a accueilli de nombreux acteurs culturels, tels que les représentants de l’Usine ou ceux du bar et salle de concert Chat Noir. «Nous souhaitions permettre le débat à travers un dialogue inclusif et sensibiliser les gens aux pratiques des tenanciers en développant un discours positif sur la nuit comme ressource pour la culture, la sociabilité et l’économie», précise le géographe.

Pour Sylvain Leutwyler, la solution se trouve dans la volonté des politiciens à prendre le problème à bras-le-corps. «La politique a du retard, remarque le coprésident du ‘Collectif pour une vie nocturne riche, vivante et diversifiée’. Aujourd’hui, personne n’a de leadership sur la vie nocturne à Genève. Il faut donc gérer ces défis de manière transversale et ne pas opter pour une politique régulatrice uniquement.» Un appel entendu par Antonio Hodgers, conseiller d’Etat genevois chargé de l’Aménagement: «Pour une meilleure cohabitation entre les différents usagers de la nuit, il nous faut intégrer la vie nocturne dans la planification urbaine.» Selon lui, l’essentiel est d’implanter les endroits festifs à des points stratégiques définis. «Qu’elle soit nocturne ou non, la demande de la population, et des jeunes en particulier, pour une vie culturelle est réelle, dit-il. Genève est une métropole et doit pouvoir y répondre.» Concrètement, la Ville et le Canton ont en début d’année décidé de planifier l’intégration de lieux «alternatifs» à la pointe nord du futur quartier Praille Acacias Vernets. Antonio Hodgers a également demandé l’élaboration d’une fiche sur l’aménagement des lieux de vie nocturnes, culturels et festifs qui viendrait compléter le plan directeur cantonal.

Concilier animation et ordre

Genève n’est pas la seule ville suisse à s’intéresser à la problématique. Lausanne a notamment dû renforcer en 2012 l’encadrement des clubs après la survenue toujours plus fréquente de bagarres. Ces dispositions avaient suscité de vifs débats: une partie des clubs lausannois s’étaient mobilisés contre des restrictions jugées excessives pour pouvoir ouvrir au-delà de 3h du matin. «Dans les quartiers où l’habitat est défini comme prépondérant, des dérogations ont été bloquées, précise Pierre-Antoine Hildbrand, conseiller municipal chargé de la sécurité et de l’économie en poste depuis juillet 2016. Ces mesures sont une réussite. Les nuits lausannoises ne sont aujourd’hui plus au centre des discussions politiques.»

La ville de Berne a quant à elle élaboré 18 mesures pour concilier animation, calme et ordre dans l’espace public. «La cadence des bus de nuit a été augmentée, les bars et clubs ont vu leurs horaires d’ouverture s’allonger et des toilettes mobiles ont été installées durant les week-ends, liste Reto Nause, conseiller municipal bernois chargé de la sécurité. Aujourd’hui, on reconnaît que la vie nocturne est un facteur économique important et qu’elle apporte une contribution à la vie culturelle.»

«La société a évolué, remarque Sylvain Leutwyler. Il s’agit aujourd’hui de prendre en compte les besoins de chacun le mieux possible.» Le Genevois propose de créer une plateforme où toutes les parties seront représentées. Genève pourrait également s’inspirer de métropoles telles que Zurich, Paris, Amsterdam ou Tokyo. Dans ces villes, il existe un maire de nuit, jouant le rôle de médiateur entre tous les acteurs de la vie nocturne. Le Parti socialiste de la Ville de Genève a d’ailleurs déposé en mai dernier une motion demandant la création d’un tel poste.
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ENCADRE

Traquer la pollution sonore

Pour apaiser les tensions existantes entre les différents usagers de la nuit, certains misent sur des moyens techniques. Le projet SMP (Smart-microphone) vise par exemple à concevoir une solution de mesure et d’analyse du volume sonore en ville. Il a été lancé en septembre 2015 par une équipe de la Haute Ecole Arc Ingénierie et de la Haute Ecole d’Ingénierie du Valais. «Nous proposons une analyse sonore d’événements générant des nuisances aux riverains, tels que les chantiers de construction ou les chantiers nocturnes des CFF, explique Denis Prêtre, coordinateur du projet et responsable de la filière Informatique à la HE-Arc Ingénierie. Nous pouvons également penser aux autoroutes ou aux concerts et festivals qui ont lieu en ville.»

Concrètement, Denis Prêtre et son équipe élaborent un sonomètre relié à internet qui permet le monitoring en continu des nuisances sonores, traitant l’aspect directionnel de la provenance des sons. Il est également prévu de créer un historique des nuisances. Le tout serait consultable par les riverains via internet et ces derniers pourront même insérer leurs commentaires. Si la première étape se montre concluante, Denis Prêtre étudiera la possibilité d’établir une cartographie du bruit dans un périmètre donné. Cela permettra de savoir où les nuisances sont les plus fortes et quelles mesures correctrices peuvent être prises.
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Une version de cet article est parue dans la revue Hémisphères (no 12).

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