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La vie nocturne des sans-abri

Comment passe-t-on la nuit quand on n’a pas de logement à soi? En Suisse, des centaines de professionnels et de bénévoles tentent, tous les soirs, d’alléger le quotidien des personnes à la rue. Rencontre.

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Un homme livide, transi de froid et épuisé, rencontré au petit matin. Cette silhouette cherchant un rayon de soleil pour réchauffer son visage est l’une des nombreuses images venant à l’esprit d’Anaïs Rapo quand elle évoque la nuit des sans-abri. Travailleuse sociale à Genève, elle accompagne depuis plus de quatre ans cette population dans le cadre de l’accueil d’urgence, du foyer de réinsertion et des tournées nocturnes organisés par l’association genevoise tadalafil professional.

En Suisse, il n’existe ni statistique nationale sur le nombre de personnes dormant dans la rue, ni politique fédérale spécifique, au contraire de la Belgique, de la France, de l’Allemagne ou des pays nordiques. Cela ne signifie pas que les sans-abri n’existent pas. Bien au contraire: la longue liste des accueils de nuit du pays ou «sleep-ins» en atteste. Deux cent cinquante-cinq couchages d’urgence sont offerts dans les cantons romands (à l’exception du Jura et de Neuchâtel) et 288 en Suisse alémanique.

Ces chiffres ne tiennent pas compte des centaines de places en abris PC mises à disposition pendant l’hiver sur Vaud et Genève. Et comme le confient plusieurs responsables de ces lieux, la suroccupation des locaux est récurrente. «Des personnes sans logement sont malheureusement régulièrement refusées par les structures d’hébergement à Genève par manque de places», affirme notamment la travailleuse sociale de La Virgule. A l’accueil de nuit pour sans-abri de Fribourg, buy tadalafil mastercard, on ajoute des matelas d’appoint dans presque toutes les pièces. «Une nuit sur trois, les 28 lits de la maison ne suffisent pas», explique le directeur, Eric Mullener.

La chute des températures, l’humidité et l’inconfort représentent autant d’ennemis nocturnes pour les sans domicile fixe, qui ne passent, dans la rue, «jamais des nuits comme les nôtres, souligne Anaïs Rapo. En plus de supporter les conditions climatiques, le principal défi pour ces personnes consiste à trouver un endroit pour dormir ‹tranquillement›, afin d’éviter de se faire attaquer, voler, ou encore déloger.»

Des vies à la marge qui concernent tous les âges

Bien que coucher dehors, dans des conditions extrêmement précaires, soit à la fois risqué et destructeur, la nuit n’est pas uniquement synonyme de difficultés ou d’insécurité, selon Annamaria Colombo, professeure à la Haute école de travail social Fribourg — HETS-FR. Très au fait de cette réalité, la chercheuse s’est notamment intéressée aux représentations sociales des sans-abri au travers de la mobilisation menée par les Enfants de Don Quichotte à Paris durant l’hiver 2006-2007, à la mendicité à Genève ou encore aux trajectoires des jeunes québécois ayant vécu dans la rue et s’en étant sortis.

Loin de la figure unique du clochard dormant sur les bancs des grandes villes, les sans-abri ont de multiples visages. «Il s’agit d’une vie à la marge qui ne se résume pas à l’absence de logement, détaille la chercheuse. Le phénomène peut s’articuler avec d’autres problématiques liées à la migration, aux dépendances, à la santé psychique, aux ruptures familiales, etc.» Il concerne tous les âges. «On a vu notamment dans plusieurs grandes villes l’émergence de jeunes itinérants qui adoptent un mode de vie marginal, et dont les problématiques peuvent être très différentes de celles des adultes. Par exemple, ceux qui sont parfois familièrement appelés les ‹punks à chiens›.»

Ces différentes facettes de la rue engendrent des perceptions de la nuit elles aussi très différentes. «Le rapport à la vie diurne et nocturne est à comprendre en lien avec le rapport plus large à la rue, qui est souvent à la fois positif et négatif», analyse Annamaria Colombo. Elle cite notamment les personnes ayant des activités rémunératrices telles que la prostitution, le deal ou la mendicité. «Dans le cadre de notre recherche sur la mendicité à Genève, nous avons par exemple rencontré un sans-abri qui mendiait la nuit, car il estimait que les fêtards donnaient plus. Certaines personnes sans abri que j’ai interrogées m’ont également expliqué qu’elles se sentaient mieux la nuit que le jour parce que les contrôles de police y étaient moins fréquents et qu’elles étaient moins souvent dérangées dans leurs activités.»

Des lieux pour retrouver une dignité

Reste qu’à la tombée de la nuit, les angoisses ont tendance à ressurgir chez certains, notamment chez ceux souffrant de troubles psychiques. C’est aussi la fin du parcours de consommation des personnes toxicodépendantes ou alcooliques. Pour éviter que la nuit ne se transforme en cauchemar, la douzaine d’accueils d’urgence de Suisse romande organise donc une trêve nocturne. Derrière une porte blindée, mais vitrée, La Tuile à Fribourg accueille ainsi depuis vingt-cinq ans les personnes qui n’ont plus de toit: «Certains passent une fois, deux fois, trois fois, avant d’oser sonner par dépit ou par gêne, explique Eric Mullener, directeur de l’association. Les sans-abri ont souvent des comportements d’animaux blessés. C’est aux veilleurs de nuit de l’association de les aider à passer ce cap, par leur convivialité, leur savoir-être, leur humanité, mais aussi leur professionnalisme.»

Comme la plupart des accueils de nuit de Suisse romande, La Tuile poursuit en premier lieu une politique dite de bas seuil: «Quand nos clients arrivent ici, on ne leur pose pas de questions, on ne leur demande pas les raisons de leur vie à la rue. On ne demande quasiment aucune contrepartie financière. On prend la personne où elle est, comme elle est.» Le visiteur est ensuite à l’abri des agressions, du froid et de la faim. De quoi se laver et des habits lui sont aussi fournis. «Les personnes retrouvent ainsi de la dignité.»

Un casier et un lit attitrés dans une chambre collective exiguë sont offerts aux personnes qui arrivent à l’accueil de nuit. Elles ont droit ensuite à trois séjours de trois mois pour se stabiliser émotionnellement et psychologiquement. «La Tuile est un mélange de confort et d’inconfort. C’est socialement vivable mais personne ne veut être ici, encore moins rester là pour toujours. Et c’est l’un des buts que nous poursuivons.»

Au petit matin, après le déjeuner, les usagers de La Tuile doivent — à l’instar d’autres lieux d’accueil nocturne de Suisse — quitter la maison pour la journée. Avec l’espoir, pour certains, d’accéder prochainement à l’un des logements de l’association. «Après les 90 nuits passées ici, une personne qui en fait la démarche peut signer un bail pour un logement transitoire. Elle s’engage également au travers d’un contrat social portant par exemple sur le travail, l’intégration dans la communauté, la nourriture, l’hygiène, etc.» Et les résultats sont là: 91% des personnes qui passent par cette phase transitoire ne reviennent plus à l’accueil d’urgence.
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ENCADRE

«Quand on dort dehors, on a l’impression d’être une tache dans le décor»

C’est avec un toit au-dessus de la tête, autour de burgers fumants offerts par un restaurateur du quartier et dans une ambiance chaleureuse, que Manu, 50 ans, raconte son histoire. Il est entouré d’une dizaine de personnes, comme lui sans logement, qu’il retrouve tous les soirs au centre d’accueil genevois de La Coulou. A le voir aujourd’hui s’exprimer avec assurance, bien peigné, la barbe taillée, il est difficile de l’imaginer passer ses nuits dans la rue. Lui se souvient parfaitement quand, un an auparavant, il a perdu son appartement. «Après huit mois sans ouvrir une lettre, j’ai été mis dehors par un huissier. J’étais fragile psychologiquement et je ne voulais pas demander de l’aide.»

Durant tout l’automne, il dort à la gare ou à l’aéroport de Genève, des lieux publics ouverts et chauffés pendant la nuit. «On se retrouvait avec d’autres sans-abri à Cornavin, à la tombée de la nuit. C’était plus rassurant d’être à plusieurs parce que, sinon, on risquait de se faire embêter par des jeunes qui avaient bu. Pour pouvoir dormir-là, il fallait ne pas faire de vagues, rester assis et non complètement couché et surtout, que les vigiles ce soir-là soient sympas.» Quand il passe ainsi la nuit dehors, Manu a toujours l’impression de déranger, «d’être une tache dans le décor». En hiver, on lui propose une place dans un abri de la protection civile, puis il rejoint La Coulou au printemps.

Reparler des moments de détresse et de fragilité n’est jamais facile. Si Manu a trouvé le courage de témoigner de son expérience, c’est avant tout pour sensibiliser. «Les gens normaux ne se rendent pas compte à quel point c’est horrible de dormir dans la rue. Vous m’auriez vu à l’époque, j’étais une épave et je sentais mauvais. Le regard des autres, c’est le plus dur.» Ses compagnons du foyer acquiescent, préfèrent pour leur part ne pas revenir sur ces instants douloureux. Les yeux rivés sur un écran télé, ils se passionnent pour le match de foot de la Suisse.
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TROIS QUESTIONS A

Yaël Liebkind est directrice de l’antenne de La Main Tendue à Genève. Elle anime une équipe de bénévoles qui a répondu à 16737 appels anonymes de personnes seules ou en détresse en 2015 et ce, aussi la nuit.

Observez-vous une différence du nombre d’appels entre le jour et la nuit?
En plus de cinquante-cinq ans d’existence, nous avons constaté que la fréquence des appels était très aléatoire. Mais je dirais, intuitivement, que notre période la plus chargée est celle de la fin de journée, soit entre 17 heures et 19 heures environ. D’ailleurs, même si nous ne le faisons pas à Genève, d’autres antennes suisses ont augmenté le nombre de bénévoles au début de la nuit.

Comment expliquez-vous cette augmentation à la tombée de la nuit?
Certains éléments entrent certainement en jeu comme l’effet de la lumière qui décline, l’arrêt des activités ou le fait que chacun rentre chez soi. Cette baisse de mouvement peut éventuellement amener certaines personnes fragilisées à redouter la confrontation avec leur vie intérieure. Quand tout devient calme, les bruits intérieurs s’amplifient. Les pensées et les émotions peuvent alors générer de l’angoisse.

Quel est le contenu de ces appels nocturnes?
Les principales raisons de ces appels sont la solitude, les conflits familiaux, ainsi que les troubles psychiques. La solitude est un sentiment qui peut survenir même en ayant un thérapeute, de la famille, des amis, etc. Et quand quelqu’un a l’impression de n’avoir personne vers qui se tourner, il nous appelle.
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Une version de cet article est parue dans la revue Hémisphères (no 12).

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