KAPITAL

Grand Genève, quand les sentiments s’opposent à la raison

Comment les habitants du «Grand Genève» perçoivent-ils ce projet d’agglomération imaginé par-delà les frontières régionales et nationales? Deux chercheurs ont mené l’enquête.

Le Grand Genève consiste en une région transfrontalière franco-suisse qui fait face au défi de coordonner sa forte croissance. Elle dépasse des frontières nationales, mais aussi régionales, entre les cantons de Vaud et de Genève, ainsi que les départements français de l’Ain et de la Haute-Savoie. Pas moins de 212 communes se sont regroupées sous cette dénomination, anciennement connue sous celle peu vendeuse «d’agglomération franco-valdo-genevoise», pour tenter d’améliorer la qualité de vie de ses habitants.

«La volonté politique est une chose, mais il n’est pas envisageable d’avancer sur un tel projet sans savoir ce qu’en pense la population, remarquent Andrea Baranzini et Caroline Schaerer, respectivement professeur et chargée d’enseignement en économie politique à la Haute école de gestion de Genève HEG-GE. Le mandat que nous avons reçu partait du constat qu’il manquait des informations sur les perceptions des habitants du Grand Genève par rapport à la construction de la région.»

Les deux chercheurs ont ainsi soumis 1300 personnes âgées de 18 ans ou plus à un questionnaire «qui permet d’apprécier la qualité de vie et la volonté de vivre ensemble dans le Grand Genève». Les 39 questions posées concernaient trois aspects: le niveau de bien-être, le degré de connaissance et d’implication des personnes dans le Grand Genève, ainsi que les caractéristiques sociodémographiques des sondés.

Intégration nécessaire, mais peu ressentie

Principal enseignement: l’étude met en lumière l’existence d’un fort tiraillement entre cœur et raison. Car si le sentiment d’appartenance apparaît plutôt faible, une majorité des sondés voit toutefois le développement commun comme une nécessité.

Le sentiment d’attachement au Grand Genève a obtenu de façon globale la note de 5,4 sur 10. Un score «très moyen» selon les termes des auteurs, qui soulignent de fortes variations régionales. Les Savoyards, avec un score de 6 sur 10, revendiquent une appartenance bien plus forte que les Nyonnais (4,3), qui sont même un tiers à indiquer n’éprouver aucun lien avec le projet. Le canton de Genève obtient un score de 5,8, et l’Ain de 5,4.

«J’ai été surprise par la différence dans les sentiments d’appartenance des habitants de la région nyonnaise, relève Caroline Schaerer. Il y a un aspect personnel, et la terminologie du Grand Genève dérange dans le canton de Vaud.» Un point interprété par Gérald Crétegny, président du Conseil régional du district de Nyon, comme une «question d’identification culturelle et historique». «L’aura de Genève s’étend sur le territoire français, le cœur de la région nyonnaise bat en direction de Lausanne», rappelle-t-il.

Eviter d’entrer dans le détail des disputes régionalistes, à savoir la perception des uns par les autres, a été un choix délibéré des auteurs du sondage, qui n’ont pas posé de question sur les relations et expériences personnelles. «Nous voulions rester au niveau du projet de la construction commune de la région», se justifient-ils.

Ecart entre utilité et cohérence

L’un des défis majeurs sur lequel devront se pencher les politiciens en charge de l’intégration régionale sera d’offrir des projets compris et appréciés par les habitants. Les sondés — en particulier ceux des régions françaises — jugent le Grand Genève «utile», mais son développement n’est pas perçu comme harmonieux. Le sujet de la cohérence obtient la faible note de 4,8 et un quart des sondés n’ont simplement pas su donner leur avis sur cet aspect.

Une plus grande coordination des politiques publiques est plébiscitée sur l’ensemble de la région, avec toutefois une forte disparité sur la nécessité de créer des institutions politiques communes, projet qui séduit le côté français avec un score de 7,3/10, mais qui laisse encore les Suisses de marbre (4,5).

Autre enseignement de l’étude, l’existence d’une priorité partagée par tous: la problématique des transports, qui dépasse celle du logement. La préoccupation alimente d’ailleurs le moteur du développement, illustré par la mise en service prévue fin 2019 de la liaison ferroviaire Cornavin-Eaux-Vives-Annemasse (CEVA), connectant les voies des CFF et du réseau ferré de France RFF.

Des habitants globalement satisfaits

Si un consensus se dégage au niveau des améliorations pouvant être apportées à l’intégration régionale, il ressort aussi des réponses que le niveau de satisfaction dans la vie des habitants du Grand Genève est élevé, similaire à la moyenne suisse et supérieur au reste de la France. Les résultats indiquent par ailleurs que la situation financière demeure une variable ayant un impact plus important sur le niveau de satisfaction que le lieu de résidence: la taille du porte-monnaie importe davantage que le fait de vivre d’un côté ou de l’autre de la frontière. L’étude aura montré que le concept de Grand Genève, promu depuis une dizaine d’années, n’est pas une idée extravagante détachée des réalités. Mais il faudra encore des efforts pour que les habitants soient convaincus de sa nécessité et l’adoptent plus largement. Andrea Baranzini préconise de donner la priorité aux projets les plus soutenus, tels que la coordination des politiques publiques en lien avec l’aménagement du territoire, le logement ou encore les transports. «La résistance, en particulier du côté suisse, freine pour l’instant la création d’institutions politiques et administratives communes», assure-t-il.

Reste que la société civile n’attend pas toujours le pouvoir politique pour imaginer des projets régionaux. Pour preuve, le lancement de la monnaie alternative locale «le Léman», qui cherche à inciter habitants et acteurs économiques à relocaliser leurs achats dans la région, des deux côtés de la frontière.

L’enquête de la HEG-GE devrait être reconduite tous les deux ans et permettra d’analyser les évolutions de perception des habitants d’une région aux multiples interconnexions.
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ENCADRE

Le Grand Genève en chiffres

550’000 passages quotidiens de la frontière dans les deux sens
212 communes
946’000 habitants
2 pays
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Une version de cet article est parue dans la revue Hémisphères (no 12).

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